L’aventure COVID est elle une chance pour la création prospective ?

Sylvie DALLET : L’aventure Covid est elle une chance pour la création prospective ?

Introduction au séminaire “Éthiques & mythes de la création”  (27 novembre 2021)

Thème de la séance : Créer encore : comment anticiper des mondes ?

Invités : Manuela de Barros (philosophe et historienne de l’art), Christian Gatard & Olivier Parent (prospectivistes, créateurs du Festival des Mondes anticipés, sur le thème 2021 “Il faut sauver le vaisseau Terre”).

Résumé de l’introduction : L’expérience de la pandémie a permis une expérimentation in vivo de nos avenirs et, plus encore, un renouvellement de la pensée liée à la vie de notre planète. Le lancement de ce Festival, nouveau Star Trek itinérant des territoires, correspond-il au nécessaire fleurissement de l’avenir ? Dans le mot avenir, est caché le mot de vie…

Un séminaire, même par visioconférence, est quelque chose de vivant, et d’oral. Dans le cas d’une présentation en distanciel, nous nous voyons en buste et, chose plus étonnante encore, nous nous regardons nous parler (parfois avec inquiétude narcissique)[1]. Il n’échappera donc à personne que cette double vision du monde  (soi et les autres) conditionne  les rituels  collectifs de présentation et les déambulations de chacun devant l’écran. Cette séance avait été enregistrée, excepté ma présentation (par étourderie ?) ; je recompose ici par écrit mon introduction, dans l’attente des compléments vidéo à venir.

“Commencer ce séminaire en disant que cette pandémie est une chance  pour le “vaisseau Terre”  peut être perçu comme provocateur, presque obscène, dans la mesure où le monde tangue fortement, affaibli par les séquelles d’une inactivité forcée.  Pourtant, dans cette remémoration distillée par le confinement (et les gestes – barrière),  quelques observations relatives aux figures masquées ou hybrides  peuvent apporter au présent un autre éclairage et, à l’avenir, quelques  soutiens de pensée. Nos croyances, issues pour partie de nos peurs, participent aussi, par contagion, à un élargissement de nos regards qui, par introspection partagée, apparaissent comme bénéfiques. Les mondes à venir s’anticipent en regardant en arrière de notre épaule, comme naguère on jetait des sorts ou des invocations.

Parmi ces aperçus anciens que l’actualité ravive, un premier personnage mythique s’impose sous la forme d’une déesse antique à tête de lionne, Sekmet, “la Puissante”, l’œil de Rè et sa colère, agente des épidémies et des inondations, qui lutte contre le chaos apporté par les hommes. La cartomancie médiévale utilise une figure dérivée pour représenter la lame XI, dite la Force, une femme qui ouvre la gueule d’un lion. Depuis quelques mois, les archéologues redécouvrent à Louxor les statues de cette divinité (quelque trois cents à ce jour), et s’interrogent sur les prières qui l’accompagnent. Des prêtres lui adressaient des invocations à la fin de chaque jour, de chaque mois et au cours des cinq derniers jours de l’année  du calendrier nilotique (soit du 14 au 18 juillet en calendrier grégorien), car ils croyaient que c’était à ce moment-là qu’elle se mettait le plus facilement en colère.

Les Égyptiens craignaient plus que tout que les cycles naturels des saisons ne cessent de se renouveler, entre les errances du Nil et celles du Soleil. Ils avaient en effet peur que la déesse profite d’une de ces périodes charnières pour susciter des maladies et détruire le monde. En effet, Sekhmet n’est pas seulement l’incarnation d’un danger destructeur : « Celle devant qui le mal tremble » est également « la maîtresse des maladies ». Épouse à Memphis du dieu Ptah, architecte et artisan elle est la mère du jeune dieu Néfertoum qui symbolise la beauté et l’accomplissement créateur. Dans ce rôle maternel de la trilogie sacrée, elle incarne une divinité bienveillante et guérisseuse, très proche de la divinité chatte, Bastet : certains prêtres de son culte exerçaient d’ailleurs la profession de médecin.

Au-delà de cette première entité antique à laquelle la situation présente peut faire référence, j’y adjoins, par retour aux sources contemporaines, la pensée d’un philosophe discret, traducteur bienveillant de la psyché humaine, Gaston Bachelard. Bachelard, tout attentif aux ressources humaines, a décrit longuement la maison comme lieu d’ancrage et de ressourcement des hommes.  Ce refuge, terrier ou tanière familière, abrite et rend possible le processus de la mémoire, le lieu imaginé de notre passé-futur. Boris Cyrulnik le dit autrement qui souligne  dans une récente émission radiophonique  (France Inter) de novembre 2021: “ Notre corps est un carrefour de pression climatique sensoriel. Notre âme est un carrefour de récits”.

Cette maison, lieu mythique où les rêvent éclosent et s’incarnent est, par la contrainte de la pandémie,  l’endroit où l’énergie s’est brusquement enclose et, bouillonnant sur de longs mois,  a parcouru, selon la formule de Paul Valéry un chemin à rebours vers les mythes fondateurs du vivant. Cet “avenir à reculons” issue d’une énergie comprimée nous a conduit à imaginer d’autres routes solidaires, emprunter des chemins de traverse, et explorer les recoins inattendus de la “résistance oisive”[2], mais formidablement féconde, qui a été la nôtre depuis 2019.

La remémoration mythique de cette expérience prospectiviste  rappelle aussi un récit biblique fondamental, corrélé par les découvertes des archéologues : l’Arche de Noé. Dans une catastrophe climatique sans précédent, l’alliance des hommes et des animaux s’est révélée nécessaire par crainte de la montée des eaux. Le juste Noé, par sa décision migratoire collective, a évité l’apocalypse.

Là encore la pandémie nous apporte des points de comparaison. Depuis 2019, l’instinct migrateur  que chacun entretient avec son espèce s’est trouvé dévié de sa route classique, de concurrence personnelle ou professionnelle. Une récente étude sociologique indique que sept jeunes sur dix souhaitent partir de France pour vivre une vie différente, dans un esprit d’aventure. On redécouvre les villes moyennes comme lieux de bien – être et deux années avant le Covid, Paris a commencé à perdre des habitants, pour lentement se momifier dans les lieux cosmétiques du tourisme international. Dans le même temps, les routes traditionnelles des oiseaux migrateurs, mues par un instinct millénaire, se trouvent fortement impactées par les éoliennes. Naguère les pesticides [3] avaient fragilisé ces oiseaux, aujourd’hui les pales les tuent.

Il me semble que cette pérégrination imaginée par Christian Gatard et Olivier Parent procède de cette aventure, à ceci près qu’ils ont conçu leur Festival sur des escales urbaines, aux environnements  contrastés (Paris, Pau, Papeete, Lille, Marseille…) ;  leur public à venir sera, par ailleurs, méthodiquement sollicité à travers les productions littéraires, audiovisuelles et ludiques. Embarquer  sur un vaisseau urbain, comme une sorte de promenade d’îles en îles de cultures fleuries est un paradoxe de plus. Une Odyssée douce autour des provinces. Un récit qui rassemble, comme une promenade au verger du jardin français.

De cette première expérience culturelle à laquelle j’ai participé en octobre 2021[4], lors d’une table ronde, ronde comme l’est la Terre, je voudrais lancer quelques idées, en jalons mêlés de notre discussion à venir.

Dans ce vaisseau Terre qui tangue jusqu’à vouloir le “sauver “, la ville et la campagne ont, depuis deux ans, des rôles qui se rééquilibrent. Le transfert d’expériences s’opère rapidement. Au Moyen Age, l’air de la ville rendait libre, aujourd’hui, il pollue et affecte la santé de tous les êtres vivants. Contre la mondialisation des échanges, la vie locale reprend une vraie saveur et avec elle, les artisans, les paysans et les commerçants de proximité. Dans cette pérégrination  des Mondes anticipés qui  voudrait être à l’écoute de la diversité des territoires, il y a comme une réponse culturelle qui contourne la politique des partis.

Cette dimension géographique ponctuée d’escales diversifiées, fait des œillades à un tiers mythe, grec celui-là, celui du géant Antée qui se régénère au contact de la Terre-Mère.  Pour vaincre cette figure, Hercule, héros maudit s’il en est, devra l’étouffer hors sol.

Nous sommes donc aujourd’hui pour anticiper des Mondes aux visages terrestres,  amenés à se défier des utopies généralistes, à regarder autrement les territoires et les terroirs, à  puiser à la sagesse des mythes primitifs et concrets et les faire s’accorder au-delà des religions, des pensées de sens commun. “Faire cas de la sève”, croire au déploiement à venir des “choses latentes et repliées”, tel que le suggérait le romancier Henri Pourrat[5], correspond à une éthique de terrain qui se cherche une voie à travers des voix multiples.

Ce nécessaire arc en ciel des approches, suppose la possibilité de les combiner de multiples façons, par le jeu et le risque des expressions multiples.  En Occident, malgré la densité des inventions, les avancées technologiques n’ont pas été pensées en société, au contraire du soin des corps et de l’environnement, qui sont les philosophies partagées des peuples premiers.

C’est Freud qui, il y a un siècle, découvrait avec une certaine naïveté, que progrès et barbarie pouvaient faire bon ménage. Pour désamorcer cette spirale de l’injustice consumériste sur laquelle le confinement nous a permis de réfléchir, il faut réévaluer nos expressions plurielles et, dans la mesure du possible, en conjuguer les nuances. En 1877, le romancier écossais Stevenson célèbre pour son voyage dans les Cévennes avec l’ânesse Modestine, voyait dans l’activité intense de ses contemporains le symptôme paradoxal d’un “manque d’énergie”. Le peintre italien Chirico, à la veille de la guerre de 1914 craignait, quand à lui, un prochain rétrécissement de l’horizon par la prédominance des activités matérialistes. Se souvenir que les sociétés traditionnelles étaient plus attentives que nous à la beauté….

On peut multiplier les exemples, issus de ce XXème siècle dont le souvenir ne s’est pas effacé. Le plus pertinent reste, à mes yeux, l’odyssée collective  du vaisseau Enterprise de la série Star Trek de 1966,  qui met en scène le personnage du médecin Mc Coy, affectif et dépressif à la fois, bougon et porté sur la bouteille. Ami sincère du capitaine Kirk, ses relations avec l’officier vulcain aux oreilles pointues, Spock, sont houleuses. Si la loyauté des deux hommes est constante, ils ne cessent cependant de se chamailler : la confrontation entre la logique vulcaine et les émotions humaines ne va pas sans éclats. De fait, s’il est l’un des meilleurs dans sa spécialité médicale, Mc Coy s’intéresse peu à la technologie moderne. Pour exemple, son aversion pour le téléporteur du vaisseau est explicite : bien que la machine fonctionne depuis un siècle, Mc Coy n’a toujours pas confiance dans un appareil qui « disperse les atomes ». Sa formule répétitive “ Il est mort Jim !” rappelle la priorité de la relation au vivant. Succédant au capitaine Kirk, Mc Coy finira sa vie comme amiral de la flotte sidérale, un symbole qui replace l’humain guérisseur au centre de la saga.

Le dernier mythe qui me semble pertinent d’interroger sur l’anticipation des mondes, est celui de Sisyphe, le bâtisseur inlassable qui ne craint pas l’échec. Camus a écrit en son temps[6] : « Il faut imaginer Sisyphe heureux…. »

Pour incarner et colorer le poème que l’américaine Amanda Gorman a lu au monde entier le 20 janvier 2020,  “la colline que nous escaladons”[7], cette grimpe nécessaire devrait nous fait revenir au charnel, à la beauté, au local et à la probité, sous peine de risquer l’extinction totale de notre espèce par le feu, les inondations et les pandémies.

Je la cite :

« Si nous voulons vivre à la hauteur de notre temps, alors la victoire ne sera pas dans la lame, mais dans tous les ponts que nous avons construits.

Telle est la promesse de la clairière, la colline que nous gravissons si seulement nous osons. »

Sylvie DALLET (2 décembre 2021)

Images : Ziqi Peng, bas relief Sekhmet (Memphis), Kirchner, Chagall, Picasso et série Enterprise.


[1] [1] cf. l’excellent article de Diane Watteau dans l’ouvrage coordonné par Yannick Lebtahi, Zoom à la fac, L’Harmattan, 2021

[2] Jenny Odell, Pour une résistance oisive, ne rien faire au 21e siècle, (How to Do Nothing : Resisting the Attention Economy, USA), traduction française octobre 2021.

[3] Depuis le livre brûlot de Rachel Carson,  Printemps silencieux, 1962, USA.

[4] Étape de la Cité des Sciences  & de l’Industrie (Parc de la Villette) à Paris « Faut-il sauver le vaisseau Terre ?). Table ronde Jacques Arnoud, Sylvie Dallet, Luc Delisse, modérateur Christian Gatard.

[5] Henri Pourrat (1887-1959), Le secret des compagnons, 1937

[6] Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, 1942

[7] “The hill we climb », traduction.

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