Les masques du passé : Mary Sidney, alias Shakespeare…

Hier,

Aurore Évain, metteuse en scène et comédienne, chercheuse et autrice, présentait à la librairie vincennoise Millepages son dernier ouvrage Mary Sidney, alias Shakespeare — l’œuvre de Shakespeare a-t-elle écrite par une femme? Le travail expressif d’Aurore Évain dans ce mélange de chaux et de sable, de chaleur et d’humour qui la caractérise me plaît comme on aime les méandres et résurgences d’une rivière souterraine. Les interrogations posées par l’ouvrage sont dérangeantes, — non pas tant parce que Shakespeare, notre plus fameux auteur après la Bible, ne soit qu’un prête-nom, — les hypothèses vont bon train depuis l’époque moderne—, mais pour des raisons de pensée et, donc, de l’enseignement international des choses culturelles qui nous constituent.

De ce fait, d’accord pour une écrivaine, mais comme une femme sans tête, distinguée de l’œuvre ? Que nenni. Cet ouvrage, forcément érudit et constamment drôle, bouleverse la recherche historique toute entière, qui avait souvent fait fi les incertitudes relatives au personnage Shak (1564 -1616, Stratford sur Avon). La postérité littéraire lui avait accordé toutes les déviances, les abus et les génies possibles, sauf la seule, celle du féminin.   Cependant, des auteurs tels que Mark Twain, Alexandre Dumas, Henry James, Charlie Chaplin, Orson Welles et même Freud ont, naguère, douté de l’identité du Barde britannique. Érasme en précurseur avait en 1516, noté en sa lucidité « rien n’est plus facile que de mettre un nom quelconque en tête d’un livre »…

De la « reconstitution du brontosaure » (Twain) à « la plus grande imposture et la mieux réussie, pratiquée par ce monde indolent » (James), les mystères de la rivière Avon ont alimenté des biographies romancées qui courent de l’époque moderne à l’époque contemporaine. À rebours, ce livre est, comme la première page le rappelle, librement inspiré de l’ouvrage de l’universitaire américaine Robin P. Williams, publié à compte d’auteur en 2006, et régulièrement interprété lors d’une conférence spectacle par Aurore Évain depuis quelques années. Communiquer et chercher ne se frôlent que rarement. Forte du pouvoir que l’édition lui confère, Aurore pointe ses lueurs avant les inévitables écharpages publics des gardiens du temple. L’ombre est épaisse autour du grand maître de la littérature anglaise. Le style reste un mystère de la construction du récit, le masque subtil de l’écriture : qui manie l’humour comme une dague peut aller loin dans les contrées du risque.

 J’avais admiré le spectacle et je becquette le livre avec vertige. Ce que je ressens est une colère froide, découvrant un mauvais maillot brandi dans les vestiaires, qu’une habile ouvrière a su détricoter. Si l’œuvre de l’obscur courtier en théâtre Shak reste au cœur de l’interprétation culturelle de la Renaissance, changer l’identité de son auteur en une autrice aristocrate (Mary Herbert Sidney, comtesse de Pembroke, dans une mouvance collective créatrice) devient un enjeu d’Histoire. Essuyons nos lunettes comme l’ouvrage nous y engage. Fini la méritocratie culturelle d’antan, bonjour les allusions maternelles, merci la stigmatisation des guerres, bravo l’humour jubilatoire. Écrire masquée est une expérience que nous pouvons comprendre. À l’époque, écrire en son nom propre pour une femme de noble famille est une infamie, seules lui sont permises les traductions, os à ronger secondaires. Mais cette comtesse élisabéthaine (1561-1621) est une femme puissante, un être d’exception qui écrit en langage codé, professe l’alchimie, compose de la musique et des vers : elle fréquente librement qui lui chante, pour peu que cette aventure lui plaise intellectuellement.

 La période qui voit éclore la littérature élisabéthaine est celle de la Renaissance, période violente s’il en fut. Sur le continent, s’affrontent les hommes d’Église et les hommes de cultures. Érasme est les humanistes sont pourchassés tandis que les tortures des sorcières se banalisent. Les bûchers flambent dans toutes les grandes villes. Le latin, l’italien et le français sont pourtant les langues de la culture classique, tandis que l’anglais reste second. Mary Sidney, son frère Philip et sans doute des correspondantes familiales et amicales, vont tisser un solide réseau littéraire, une sorte de FB épistolaire irrigué par leur langue de choix. Mary Sidney transforme sa demeure, Wilton House, en un «paradis pour les poètes » anglophones, abritant le « Wilton Circle, » un groupe d’écrivains et poètes à qui elle a offert son hospitalité, dont Edmund Spencer, Samuel Daniel, Michael Drayton et Ben Jonson. Un de ses hôtes, l’érudit John Aubrey, considéré comme fondateur de l’archéologie britannique, décrit ainsi ce havre créatif : « Wilton House était comme une université, tant il y avait de personnes cultivées. Elle était la plus grande, par sa sagesse et sa culture de toutes les mécènes de son temps. » Elle, la dame, artiste et mécène toute à la fois.

Alors, le personnage de Shake/Fake est-il la matrice prototype d’une IA du passé ? Une légende dont la glose universitaire s’est emparée au fil des temps ? Mais le Temps, est un grand maître puisqu’il défait les réputations. Je songe à cette citation de madame de Staël, deux siècles plus tard, « la gloire est le deuil éclatant du bonheur ».

Si pour son époque, Mary Sidney a connu le bonheur, dans ses intermittences et ses joutes, elle aura sans doute, des siècles plus tard, le couronnement de la gloire, grâce à la solidarité avisée d’une autre femme.

Tout est bien qui finit bien.

Sylvie Dallet


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