Voyages spirituels et recouvrements d’âme, une fascination contemporaine occidentale

Retranscription d’une conférence de Sylvie Dallet (illustrée par ses tableaux) prononcée le 5 février  à l’IPAG, dans l’amphithéâtre de la Société de Géographie.   Mes travaux  (dont le dernier ouvrage « Chamanisme & sorcellerie, destins croisés » publié en 2024 et « Les Territoires du sentiment océanique », » coédité avec Émile Noël en 2012) m’ont donné la joie d’être invitée à cette rencontre de spécialistes, ethnologues et historiens. Organisé par la Fondation Barbier Mueller (Suisse) en partenariat avec L’IPAG, l’ARCH et le Musée du Quai Branly, le colloque  avait pour thème : 

« Voyages de l’âme, itinéraires de l’esprit, pour une approche ethnologique interculturelle ».

Intervenants :  Philippe CHARLIER, Sophie GODEFROIT, Michaël MARTIN, François PANNIER, Giulia BOGLIOLO BRUNA, Marylène PATOU-MATHIS, Claude GRIN, Sylvie LASSERRE, Sébastien BAUD, Sylvie DALLET, Adrien VIEL.

Lieu : Campus Saint Germain, IPAG Bussiness School, Amphithéâtre d’honneur de la Société de Géographie, 184 boulevard Saint Germain 75006 Paris. De 9 heures à 17 heures.

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  » L’invitation qui m’est faite pour cette Journée d’Étude interdisciplinaire du 5 février 2025,    singularise aussi la place qui m’est donnée en cet après-midi. J’interviens parmi vous après des conférences qui présentent des rituels attachés à des espaces et des populations dispersées, culturellement résistantes aux dogmes des religions du livre. Ma conférence s’attache au contraire aux espaces exponentiels de la culture occidentale, soutenus par les puissants vecteurs culturels que sont l’édition, le cinéma et de la création musicale et, dans une moindre mesure, la créativité picturale qui voyage moins. Se souvenir de la phrase de Tarkovski qui décrit le cinéma (Stalker) pour être « la friction entre l’âme et le monde extérieur ». Ce nouveau brassage international diffère totalement des traditions spirituelles qui viennent d’être décrites, parce qu’il est à la fois syncrétique et dominant, picorant auprès des savoirs divers et réinterprétant à sa façon les formes de la transe, de l’art et du soin. Si les expériences artistiques participent des formes primordiales de l’imaginaire des peuples (et des territoires qu’ils occupent), les nations occidentales, par la puissance de leurs médias, ont, au-delà des lieux d’appartenance originels des cultures autochtones, apprivoisé et amalgamé de multiples expériences spirituelles, dont les philosophies extraeuropéennes.

 

Les trois ouvrages dont j’évoque la publication (Le vagabond des étoiles de London de 1915, Opération Âme errante de Richard Powers de 1993 et Les âmes vagabondes de Stephenie Meyer de 2008) ont rencontré un extraordinaire succès public international. Point n’est besoin de présenter l’œuvre de Jack London, ni celle de Richard Powers désormais mondialement célèbre par son  Arbre – Monde (2018). En ce qui concerne Stephenie Meyer, le classement de plusieurs magazines européens dédiés à l’édition, dont Livres-Hebdo en France et The Bookseller (en) en Grande-Bretagne, la place en janvier 2010, à la deuxième place des écrivains de fiction les plus vendus en Europe. De ce fait, leurs messages attestent de l’évolution de la pensée occidentale relative aux voyages de l’âme ou aux itinéraires de l’esprit et, peu ou prou, mettent en scène ou questionnent des expressions communes du chamanisme.

 Le chamanisme, naguère expérience oralisée, musicalisée et liée à une géographie particulière, s’appuie désormais sur des écrits multiples internationaux qui convoquent en abondance les thèmes du voyage des âmes, de la fluidité des esprits et de la transe, porte ouverte d’une réalité non ordinaire. Ces trois éléments entendent légitimer les recherches de ceux qui les pratiquent au terreau des civilisations égyptiennes, celtes et grecques, mais aussi sur les découvertes relatives aux peuples premiers. Ces publications communalisent, par analogie, des concepts traditionnels, tels que le démembrement/remembrement, l’envol de l’âme (accompagnée de guides spirituels ou d’animaux de pouvoir), le recouvrement d’âme et la lutte contre les intrusions (extraction). À ces quatre opérations fondamentales se rajoute un exercice un peu particulier, le voyage psychopompe qui permet à l’esprit du chamane d’explorer l’au-delà, dans un voyage guidé qui peut laisser des traces dans son psychisme. Le voyage psychopompe, naguère sans retour excepté pour quelques héros mythiques, n’est pas sans dangers.

Pour rappel, les civilisations racinaires (ou revendiquées comme telles) de l’Occident ont connu une vogue intellectuelle persistante, au gré des siècles. Cet attrait a formé la réponse spirituelle (ou une résistance cultuelle) au christianisme dominant, même si au XIIIème siècle notamment, comme je l’explique en mon dernier ouvrage Chamanisme & sorcellerie, destins croisés (2024), des théologiennes mystiques telles Hildegarde de Bingen ou Catherine de Sienne présentent des expériences sensorielles artistiques analogues à celles des chamanismes contemporains. De même des phénomènes d’envol tels que les extases, dont nous parlons dans le livre collectif codirigé avec Émile Noël, Les Territoires du sentiment océanique (2012) pouvaient, naguère, être assimilées à un déploiement divin de la perception. Un scientifique tel qu’Albert Einstein écrira cette phrase qui entre en résonance avec les éblouissements décrits dans Le Vagabond des étoiles de Jack London : « Nous sommes des ondes sonores et lumineuses ralenties, un faisceau ambulant de fréquences syntonisées dans le cosmos. Nous sommes des âmes vêtues de vêtements biochimiques sacrés et nos corps sont les instruments à travers lesquels nos âmes jouent leur musique. »

 

À notre époque de médias, les expériences du nomadisme de l’esprit (ou des esprits) apparaissent plutôt comme une sorte de « rapport au plein », une conjugaison complexe du rêve, de la transe et des philosophies de la Nature, portée par les arts en complément sensible. Cet attrait récurrent pour le commerce des âmes et le voyage des esprits correspond également à un sort de « laïcisation » (ou démocratisation ?) de la pensée collective, comme une lente reconquête intellectuelle des espaces de l’intuition, de la sensibilité et de l’inclusion humaine dans une Nature dont les bienfaits seraient à redécouvrir et respecter.   Le libre envol de l’esprit, n’est plus, comme dans le dogme chrétien, lié à un Saint-Esprit, ou à une lévitation accompagnée d’anges salvateurs, mais désigne une capacité particulière à traduire, au travers d’expériences concrètes, des réponses spirituelles de guérison qui restent singulières.

Comme dans les contes archaïques, dans un espace — temps aux frontières poreuses, les animaux sont présents, et les guides ou les ancêtres issus de l’au-delà peuvent aider à résoudre les difficultés de l’existence ordinaire. Les processus de guérison apparaissent liés à la libération de l’esprit par des états modifiés de conscience, qui correspondent en profondeur à un voyage initiatique de l’âme. Celle-ci se déploie, pour un court moment, hors de son enveloppe corporelle. Depuis les années 1970, cette démarche a été popularisée par des viatiques d’apprentissage musicalisés, expérimentés et synthétisés par l’anthropologue américain Mickaël Harner (1929-2018)[1], avec notamment la publication de son essai, la Voie du Chamane (1980)[2] et surtout le lancement de la Fondation for the Shamanic Studies qui essaime désormais ses enseignements aux États-Unis et en Europe. Dans la mesure où ces expériences cadrées restent attentives aux notions d’intégrité et de consentement, les drogues sont prohibées, car pouvant altérer les effets salvateurs de l’exercice

Transe et réminiscence de l’esprit.

Le thème du pouvoir de l’esprit qui s’évade des contraintes du monde avait, bien sûr, déjà été abordé au travers des romans du XIXème siècle, tels en France ceux de Nodier. Les fantômes, les hallucinations et les expériences spirituelles offraient des réponses à la déshumanisation de l’industrialisation moderne. Les lieux de ces expériences étaient le plus souvent les villes, perçus comme les territoires enchevêtrés dans des mémoires alchimiques. L’écrivain autrichien Gustav Meyrink décrit la ville de Prague comme le lieu d’expériences mystiques, menées à travers différents romans fantastiques, dont le Golem publié en 1915. À la même date aux États-Unis, un roman étrange de Jack London connaît un grand succès, Le Vagabond des étoiles, publié quelques mois avant le décès de son auteur, mieux connu pour être le romancier de l’aventure, de la misère humaine et du monde sauvage. Le Vagabond des étoiles décrit la transe d’évasion par autohypnose d’un intellectuel qui, ligoté par une camisole de force dans une prison américaine, mène une anamnèse de ses existences antérieures et des combats menés à ces occasions. Inspiré d’un récit biographique, le roman se clôt par une profession de foi de London qui exprime en confiance les capacités extratemporelles et nomades de l’esprit humain. Pour anecdote, la publication du roman eut un tel retentissement que les prisons américaines interdirent l’usage de la camisole. 

Meyrink et London, aux enfances traumatiques, correspondent tous les deux à cette définition de « Guérisseurs blessés » que Mircea Eliade attribuait aux chamanes, capables de s’extraire par la transe d’une condition souffrante et, par retour de compassion, de suggérer à autrui une possible rédemption. Comment transmettre son message intime quand la société scientifique se défie de vos dons et expériences ? La création littéraire ou artistique devient la réponse d’urgence à cette question. Le roman de London explore la force de l’esprit à travers ses migrations mémorielles.[3]

 Dans le mythe de Sisyphe (1942), Camus postulait que « la pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie ». Cette nostalgie peut-elle convoquer des réminiscences issues des siècles passés, des existences antérieures ? London explique qu’au-delà des découvertes issues de la souffrance, de véritables voyages de l’esprit peuvent s’effectuer par des exercices appropriés. L’esprit peut se détacher du corps et y revenir, enrichi de ses rêves, comme l’analysait aussi le philosophe Gaston Bachelard dans les années 1940 et notre ouvrage de 2012, Les Territoires du sentiment océanique, le pressentait.

Santé et recouvrement d’âme

Si le blocage traumatique prend une place néfaste chez un patient, comme le signale Mickaël Harner, la force de l’âme s’étiole, la personnalité souffrante s’effrite, l’esprit s’affole et la maladie s’installe. La définition contemporaine de la santé (selon l’OMS « un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ») rejoint aujourd’hui une demande collective de société, qui participe des valeurs de résistance des sociétés industrielles. Nous savons que les traumatismes de l’enfance risquent de fragiliser, à terme, la personne tout entière. De ces failles obscures peuvent surgir des monstres, mais aussi des personnalités fulgurantes portées, selon la formule christique par des « pauvres d’esprit ». Dans cette fragilité de la personne, le handicap demeure à questionner. Pour le chamanisme, qui est avant tout une philosophie pratique, le handicap ouvre une brèche dans la réalité ordinaire toujours normative. La créativité des cygnes doit composer avec la société des canards qui les avaient tout d’abord rejetés. Par des exercices différents de la perception, ces « infirmes lumineux » que sont les porteurs de handicaps peuvent paradoxalement aider des âmes égarées, à remonter des abîmes. Dans la légende grecque, le héros Orphée, après avoir perdu Eurydice, invente la gamme des notes, dans un don ultime au monde. La musique salvatrice a finalement vaincu le monde des images mortifères, venues des profondeurs.

 Cette dialectique correspond à l’opération de « recouvrement d’âme » synthétisée par Mickaël Harner et désormais expérimentée par les tenants du chamanisme coré/fondamental. Dans son voyage de soin, le chamane doit percevoir, grâce à son esprit-guide, l’âme blessée du patient qui s’est en quelque sorte effritée et dont les morceaux se sont perdus dans un espace-temps inconnu. Le rôle du thérapeute est de trouver, les morceaux dispersés de cette âme cachée, de les capturer avec bienveillance et de les réinsuffler dans le corps-esprit du patient, comme une sorte d’opération menée à mains nues. On peut faire l’analogie de cette quête chamanique avec les opérations de remembrements égyptiens d’Isis et d’Osiris, mais aussi aux voyages psychopompes de l’Orphée grec ou l’Inanna sumérienne.

 Cette problématique sous-tend le roman enfiévré, divagant et touffu, Opération âme errante (Opération wandering soul) de Richard Powers (1993) qui met en scène un chirurgien surmené de l’hôpital public de Los Angeles, décrit comme un « lépreux de l’affectif ». Ce praticien est bouleversé par la résilience/fantaisie des enfants malades dont s’occupe une kiné salvatrice du nom de Linda. Enfant, il avait pour espoir de réparer le monde ;  devenu pédiatre à l’âge adulte, il pratique le remembrement des corps sans pouvoir réparer les esprits. Son existence et sa volonté de progrès sont continuellement bloquées dans un gigantesque embouteillage physique et mental, tandis que la survie aléatoire des enfants se déploie au travers d’imaginaires anciens qui s’enchevêtrent, du conte du meneur de rats de Hameln, à l’odyssée des boat people ou la tragique croisade des enfants du XIIIéme siècle. Linda opère dans le petit groupe d’enfants dont elle a la responsabilité des corps, une catharsis[4] singulière du remembrement, faite de handicaps et de visions fulgurantes.

Les deux romans de London et de Powers dénoncent la violence américaine, dans ses institutions et la complexité de sa société colonisatrice. Le narrateur du roman de London se nomme Standing (Debout) et celui de Powers, Kraft (Force) ….

Âmes et esprits

En 2008, Stephenie Meyer, publie les Âmes vagabondes (The Host) qui décrivent l’implantation d’une Âme venue d’une autre planète dans le corps vivant d’une humaine. Cette autrice de confession mormone, mère au foyer, a choisi de raconter les voyages en esprit qu’elle effectue au travers de ses rêves. Le magazine économique américain Forbes qui établit en 2008 le palmarès des personnalités les plus puissantes du monde place Stephenie Meyer au 26èmerang dans la catégorie « célébrités » de l’édition et des médias.

Le récit de Stephenie Meyer illustre à la fois les thèmes du recouvrement d’âme, de l’intrusion et du voyage psychopompe des âmes qui ne meurent jamais, sauf accident. Son scénario apporte de nouvelles interprétations aux trois phénomènes, sous couvert d’un récit d’anticipation, au contraire des deux romans précédents qui étaient conçus comme des reportages contemporains. Le récit dissocie les âmes et les esprits dans la conduite des corps et désigne sous le nom de Traqueurs, les âmes qui capturent les humains pour leur implanter des âmes immémorielles afin de pacifier les émotions violentes de leurs esprits. L’intrusion d’une âme ancienne est ici questionnée sur le principe de l’insertion. D’une certaine façon, la cohabitation conflictuelle âme/esprit qui s’exprime à travers le dialogue d’une vieille âme (Vagabonde) implantée dans le corps et les souvenirs d’une jeune adulte rebelle, Mélanie Stryder (Guerrier) peut s’universaliser.

Cette implantation modifie le parcours des deux entités, dans le registre du remembrement. Remembrement thérapeutique ou cosmétique ? Écrit à la première personne comme pour les précédents romans, le récit d’anticipation de Stephenie Meyer dénonce la violence humaine, mais pose aussi la question du consentement dans le soin d’autrui et du respect de la vie dans sa diversité. L’éthique du Traqueur, du Soigneur puis celle du Conteur sont interrogées en profondeur. Pour exercer une telle responsabilité, il faut une rectitude morale qui concilie l’âme avec l’esprit. Certaines âmes issus des temps immémoriaux sont donc troublées par la colonisation des esprits et deviennent les alliées des humains, pour peu que leurs comportements soient justes.

Nous pouvons donc penser qu’au-delà de l’histoire religieuse attachée aux dogmes, il existe un pan immense, culturellement peu exploré qui conduit des populations contemporaines aux voyages distincts ou brouillés de l’âme et de l’esprit. L’adoption de coutumes et de rituels  bricolés tisse indirectement, par le style, des liens entre des souvenirs proches ou lointains, collectifs ou personnels. La littérature est un réservoir fondamental de cette interrogation, qui perdure au travers des médias. Cette submersion légitime le dialogue que nous entretenons aujourd’hui, en cette société savante devant un public nombreux, et permet de comprendre au mieux l’importance et la diversité des arts et des lettres dans les sociétés occidentales.

Aller à la rencontre du rêve et de la transe permet de repenser les mystères et les potentialités de l’évolution. La reconnaissance liée des voyages de l’âme et des itinéraires de l’esprit met en lumière les formes archaïques de la psyché humaine. Nous devons rester attentifs à ces ouvertures qui sont parfois des amalgames intuitifs. L’époque contemporaine reconnaît et accepte les arts singuliers, que sont, pour exemple, l’art brut et les formes de la musique concrète (pour reprendre les terminologies issues des années 1950 de leurs théoriciens français Jean Dubuffet et Pierre Schaeffer), où la liberté d’improvisation et d’écoute des profondeurs est la plus grande. »

                                                           


[1] Ses recherches l’ont amené à définir un chamanisme essentiel/fondamental ou core chamanisme), qui synthétise ce que Harner considère être le tronc commun essentiel des techniques issues des traditions chamaniques, dans le but de les rendre utilisables et accessibles aux personnes de culture occidentale.

[2]  Laurent Huguelit a complété l’outrage de référence par une coédition en 2012 : Michaël Harner/Laurent Huguelit, La voie du chamane, 2012.

[3] Cf l’article de Sylvie Dallet « Vagabonds des étoiles » in l’ouvrage Les Territoires du sentiment océanique, pages 117 à 130. Le récit d’Ed Morrel, rescapé de la camisole de force corrobore un récit biographique (Médecin de l’âme) écrit par un ingénieur français Marcel Louis Forhan en 1926.

[4] La Katharsis est l’action correspondant à « nettoyer, purifier, purger » et renvoie en particulier au rituel d’expulsion pratiqué à Athènes la veille des Thargélies, en hommage à Artémis, Apollon et Déméter. Il convenait de purifier la cité en expulsant des criminels, puis des boucs émissaires, selon le rituel du pharmakos. […] La Katharsis lie la purification à la séparation et à la purge, tant dans le domaine religieux, politique que médical. En tant que remède, la Katharsis implique plus précisément l’idée de médecine homéopathique : il s’agit, avec la purgation, de guérir le mal par le mal. C’est d’ailleurs pour cela que tout pharmakon est poison autant que remède ».

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