« Femmes, voyages & spiritualités »,

 Une histoire occidentale en chantier… par  Sylvie Dallet

Le séminaire « Éthiques & mythes de la création » a pris pour thème lundi 27 février 2023 « Femmes, Voyages, Spiritualités ». Cette séance présentait à rebours des récits communs, des voyages féminins sous l’angle des spiritualités qu’ils suscitent ou qu’ils expriment : les exposés de Cécile Coquet-Mokoko, d’Agathe Simon et de Suzy Tchang ont ouvert trois portes de perception insolites. En effet, leurs approches sont autant de cheminements de pensée qui pressentent des parcours originaux et pluriels : l’History anglaise est aussi une « herstory » plurielle.

          J’ai exprimé rapidement en introduction lors du séminaire du 27 février, puis par cet article rédigé, quelques réflexions personnelles, dont les relations multiples restent liées à l’éducation des filles et à l’histoire des sociétés démocratiques. Voyager n’est pas se déplacer. Il n’est rien qui puisse simplement se réduire au projet de : j’y vais, j’y vois et j’exprime. La trace extérieure qui s’effectue en littérature comme en art suppose un cheminement initiatique d’autant plus secret qu’il surgira parfois inopinément, en cascade ou en source, en d’autres lieux et d’autres temps. Si, tôt ou tard, comme le nourrisson, il faut bien sortir de chez soi pour affronter le monde, il faut également rentrer en soi pour le comprendre… Rentrer chez soi participe au « sortir de soi » de la découverte de l’autre, suggérant un puzzle en trois dimensions, un emboîtement mystérieux dont les clefs se dérobent.

Depuis une dizaine d’années, le tourisme international fait état d’un accroissement notable des voyageuses en solo, mais sans en détailler les motivations créatrices. Dans une perspective de résistance féministe, l’exégèse littéraire s’attache à décrire des parcours exceptionnels : Isabelle Eberhardt et, en première figure Alexandra David-Neel, au gré des rééditions de leurs récits. Chaque démarche, pour différente qu’elle soit, exprime une ambivalence profonde : aller au dehors, c’est accepter la contrainte, la guidance de l’inconnu. Pour le poète René Char, « il faut s’établir en dehors de soi », au bord des larmes. Le philosophe Alain résume cette démarche par une formule plus abrupte : « Être c’est dépendre ».             

         Au XIXème siècle, Hegel, patriarche de la philosophie allemande, démontrait que l’être humain a besoin de l’autre pour son accomplissement spirituel : parce que je te rencontre, je vais enfin savoir qui je suis. Ce postulat a été renforcé par Martin Buber et le français Bachelard. Il suppose que la spiritualité nécessaire à notre existence est réveillée par la rencontre.

         Si l’on résume le Je & Tu  du philosophe autrichien Martin Buber (Vienne,1878-1963), publié en 1923, il tient en cette phrase, déclinée de mille façons : « la vraie vie est rencontre ». Pour traduire la force de cette « substance spirituelle » qui se révèle lors des rencontres : si je me tourne vers toi, c’est donc que j’existe… à l’inverse de toute la philosophie cartésienne. Bachelard  l’écrit ainsi lorsqu’il préface l’ouvrage de son ami : «  Notre substance spirituelle n’est en nous que si elle ne peut aller hors de nous. Elle ne peut aller hors de nous, vaguement comme une odeur ou un rayonnement. Il faut qu’elle s’offre à quelqu’un, qu’elle parle à un TU ».

         Pour faire le lien avec une découverte de ces mêmes années 1920, il me semble que notre besoin spirituel pourrait bien être lié à la « néoténie » de notre espèce. Le néerlandais Louis Bolt en propose une définition extensive lors d’un congrès de biologie à Fribourg en 1926. En effet, pour la biologie, le mot « néoténie » désigne la capacité, pour une espèce animale, de se reproduire à l’état larvaire. Par extension, la néoténie humaine est l’idée que l’être humain présente, tout au long de sa vie, des caractères juvéniles dont l’histoire mondiale devrait tenir compte : prégnance du « jeu », besoin continu de connaissances nouvelles, qualité de « sagesse » des gens d’âge. Nous naissons inachevés et avons besoin des autres pour progresser. Parmi les tutrices de l’enfance, la mère, la grand-mère, figures de l’identification, ont leur rôle à jouer, mais aussi les lectures personnelles, qui, pour les filles, sont les premiers piliers d’une ouverture au monde, hors du microcosme de la cuisine.

Nous arrivons donc à la mesure des savoirs émancipateurs spécifiques aux femmes.

 Pour beaucoup de femmes, sortir de l’enfermement s’effectue par l’étude, la lecture et la traduction, qui correspond à un partage des savoirs implicite, sans les injonctions du genre. Pour exemple, Émilie du Châtelet (1706 – 1749), traductrice et mathématicienne de l’époque des Lumières (et compagne de Voltaire durant quatorze années) explicite ce persistant besoin féminin de voyage à travers la lecture et l’étude : par modestie, sa seule œuvre personnelle, Discours sur le bonheur, ne sera publiée qu’après sa mort. Je cite cette exigence du voyage spirituel par l’étude : « L’amour de l’étude est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu’à celui des femmes… les femmes sont exclues par leur état de toute espèce de gloire et quand, par hasard, il s’en trouve quelqu’une qui est née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler de toutes les exclusions et les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par son état ».

         Anticipant la formule sartrienne comme quoi exister, serait se libérer, pour ces femmes occidentales du tournant du XIXème siècle, exister c’est partager des expériences libératrices, et qui deviennent, créatrices d’œuvres fortes. Pour exemple, les récits d’Isabelle Wilhelmine Marie Eberhardt (née en 1877 à Genève et morte en 1904, emportée par un oued en crue à Aïn-Sefra, en Algérie), sont profondément marqués par le voyage tant dans sa dimension descriptive que spirituelle, du côté du soufisme. Les articles de cette écrivaine née suisse de parents d’origine russe, devenue française par son mariage, sont désormais aussi connus que l’ethnologue et autrice, Alexandra David Neel.

       Parmi les femmes exploratrices du Moyen-Orient dont les historiens ont invisibilisé l’influence, je voudrais évoquer des personnalités moins connues, mais non moins inspirées : Lady Stanhope (1776-1839), Marie de Ujfalvy-Bourdon (1842-1904), Odette Keun (1888 -1978), Odette du Puigaudeau (1894-1991) et Marion Sénones (1886 – 1977)… 

       L’ethnologue et autrice Lady Esther Stanhope, nièce du ministre Pitt, est une aristocrate britannique devenue aventurière au Proche-Orient. Elle incarne à la fin de son existence une sorte de « prophétesse » en pays Druze. La Revue des Deux Mondes de 1845 dépeint son odyssée dans un style fleuri, comme « reine de Tadmor » sorcière, prophétesse, patriarche, chef arabe, morte en 1839 sous le toit délabré de son palais ruineux, à Djîhoun, au Liban ». En 1835, Lamartine dans son Voyage en Orient, est lyrique: « Les nombreuses tribus d’Arabes errants qui lui avaient facilité l’accès de ces ruines, réunis autour de sa tente, au nombre de quarante ou cinquante mille, et charmés de sa beauté, de sa grâce et de sa magnificence, la proclamèrent reine de Palmyre ». La vie aventureuse de Lady Stanhope inspirera la Châtelaine du Liban du romancier français Pierre Benoit en 1924, un ouvrage traduit en plusieurs langues.

En 1879, trois décennies avant Alexandra David-Neel, Marie de Ujfalvy-Bourdon accompagne son mari dans ses explorations anthropologiques. Elle écrira joliment dans son best-seller De Paris à Samarcande; impressions de voyage d’une Parisienne (1880) puis dans Une Parisienne dans l’Himalaya (1887), « ces dames ne comprenaient pas que je fusse décidée à suivre mon mari. C’était folie qu’une femme s’avisa d’une telle aventure ; courir les grands chemins ! Passe encore s’ils avaient été suffisamment frayés ». Elle apostrophe ainsi son lectorat féminin : « chère lectrice (…) faites comme moi : allez vers des pays lointains et le charme que vous en rapporterez sera la plus grande récompense des fatigues et des émotions passées ». Celle qui inspira les romans de Jules Verne ne cessera d’exhorter les femmes de sa condition d’abandonner le confort du foyer pour des émotions inspirées.

       J’ai une certaine tendresse pour la journaliste et autrice néerlandaise Odette Keun (née en 1888 à Istanbul, décédée en 1978 aux États-Unis) qui a ramené du Caucase et du Maghreb des œuvres polyglottes, telles que Les Maisons sur le Sable (1914), Les Oasis dans la Montagne (1920), Sous Lénine; notes d’une femme déportée en Russie par les Anglais (1922), mais surtout un extraordinaire roman de mœurs Mesdemoiselles Daisne de Constantinople (1917), dont je découvris l’existence par hasard dans la bibliothèque de ma grand-tante, mariée à un officier colonial. Ce roman bouleversa mon adolescence, par la richesse des civilisations dépeintes et les émotions qui les accompagnent.

       En parallèle de l’autrice américaine, l’ethnologue Odette du Puygaudeau (1889-1991) a laissé des récits de voyage remarquables. Sa candidature pour une expédition au Groenland ayant été refusée par le commandant Charcot qui n’accepte pas les femmes à bord, elle explore d’autres grands espaces tel le désert du SaharaSahara jusqu’aux confins de la Mauritanie (en 1933) puis en 1934, sur un bateau de pêche de Douarnenez, La Belle Hirondelle, avec sa compagne Marion Sénones. Celle- ci infirmière, peintre et dessinatrice illustrera certains des livres  de l’ethnologue: Le Sel du désert en 1940, La Route de l’Ouest en 1946, Mon ami Rachid, guépard en 1948 et Tagant en 1949. Leur odyssée inspirera en 2020 le double récitdes journalistes Catherine Faye et Marie Sanclemente, L’année des deux dames.

Les audaces de l’édition internationale nous font découvrir ou redécouvrir des autrices plus proches de notre temps : l’autrice libanaise Etel Adnan exprime une expérience mixte (peinture et poésie « le destin va ramener les étés sombres »), la réalisatrice Jocelyne Saab dont on vient de rééditer les films, la documentariste Florence Tran (par l’écriture et la réalisation de ses enquêtes sur l’Himalaya et l’Égypte) et les carnettistes, voyageuses infatigables des confins du monde… Autant d’exploratrices qui, au prix des larmes et confortées par des ténacités invisibles, explorent les confins du paysage visible.

 Après ces petites notes de rappel, relatives à l’histoire occidentale, je voulais signaler des témoignages contemporains autour du thème exploratoire de la « Femme sauvage », moins corsetée que les précédents exemples.

En 2001, l’autrice féministe américaine,Clarisse Pinkola Estes publie un essai qui deviendra un best-seller international : Femmes qui courent avec les loups. Elle décrit dans cet ouvrage touffu combien chaque femme porte en elle une force naturelle, instinctive, riche de capacités créatrices et d’un savoir immémorial. Mais la société et la culture ont trop souvent muselé cette « Femme sauvage », afin de la faire entrer dans le moule réducteur des rôles assignés. Fascinée par les mythes et les légendes, Clarissa Pinkola Estés propose de retrouver cette part enfouie, pleine de vitalité et de générosité, vibrante, donneuse de vie. À travers des « fouilles psycho-archéologiques » des ruines de l’inconscient féminin, puisant aux traditions les plus diverses, de la Vierge Marie à Vénus, de Barbe-Bleue à la petite marchande d’allumettes, elle démontre qu’il ne tient qu’à chacune de retrouver en elle la Femme sauvage.

Après son célèbre Croire aux fauves  (2019) qui racontait sa blessure initiatrice par un ours, la nouvelle publication de l’anthropologue Nastassja Martin À l’Est des Rêves (réponses des Even d’Icha aux crises systémiques) explore les échappées libératrices à partir de minutieuses enquêtes sur le double territoire forestier de la Béringie (Alaska et Russie). À la chute de l’URSS, son interlocutrice principale retourne vivre en forêt et y développe des facultés prédictives liées à la relation intime qu’elle entretient avec la Nature. Le don et le contre-don du sauvage, s’initie aussi par le rêve.

Un dernier exemple, puisé aux sources de la création visuelle. En 2015, nourrie de l’œuvre de Clarissa Pinkola Estés, la plasticienne Marie-Christine Palombit effectue un voyage en Arizona, aux États-Unis. Quarante femmes s’y sont retrouvées pour marcher dans le désert, pratiquer des rites amérindiens avec des Indiens Navajos et suivre l’enseignement de « HO Rites de Passage ». À son retour, nourrie des intenses moments qu’elle vient de vivre, cette artiste montreuilloise entame une série de grandes peintures Femmes sauvages entre ciel et terre, entre terre et ciel. Enrichissant sa palette de pigments fluorescents, elle donne de ses œuvres une double lecture : exposées à la lumière noire, elles révèlent une vision plus secrète, comme celle d’un territoire inconscient. Des détails apparaissent ou au contraire s’estompent ; les postures changent et l’histoire… Marie-Christine Palombit était présente lors du séminaire du 27 février ainsi que Ghislaine Verdier qui lui a consacré une monographie illustrée…


 Les conférences stimulantes de Cécile Coquet Mokoko, Agathe Simon et Suzy Tchang ont été enregistrées en audio,  et restent, pour le moment une matière à retravailler.


 Le prochain séminaire se déroule le 3 avril 2023  (de 18 à 21 heures, au 21 bis rue des écoles) autour des « Usages et les créativités symboliques des textiles », avec les exposés de Christelle Maïmouna,  (Usages et symboles du pagne en Afrique subsaharienne), doctorante, Anna Caiozzo (Mythes de création associés au vêtement), professeure d’Histoire médiévale et Barbara d’Antuono (À chacun son Totem..) artiste, brodeuse.

Entrée libre sur inscription : sylvie.dallet@uvsq.fr

La caverne de Néander…

Poster cette contribution éditée sur le site de l’Institut Charles Cros  correspond à une demande et une réflexion et, comme toute ouverture, signifie en creux que le manque s’invite à la table du banquet.
En effet, le séminaire du 10 octobre va confronter les démarches et les approches de trois personnalités, le psychiatre Bertrand Chapuis, le préhistorien Jacques Jaubert et l’artiste Erolf Totort, dans un dialogue attentif autour de ce que nous pouvons comprendre de l’humanité européenne la plus ancienne.

Ce séminaire ne sera vraisemblablement pas enregistré et nos lecteurs et lectrices auraient sans doute voulu en entendre les enjeux, y participer de loin par l’écoute ou par un peu de lecture préventive (un peu comme l’archéologie préventive ou les opérations de déminage…). Pour cette raison, j’inscris cette post face (« La caverne de Néander ») à l’ouvrage de Bertrand Chapuis,

« Mystère néandertal à Bruniquel : le propre des femmes ou le pouvoir de la Mère »

parmi les articles librement consultables de l’Institut, avant que notre lectorat international puisse se procurer ultérieurement le livre (à commander directement aux éditions Harmattan) et se faire un avis personnel, partagé et documenté.

Grotte de Bruniquel, les stalagmites annulaires

« Nos étonnements seuls comptent” Lucien Febvre

« L’ouvrage que publie ce jour la collection “Éthiques de la création” est  stimulant à plus d’un titre, tant pour son propos que par la personnalité de son auteur. La Préhistoire en effet questionne l’imagination tant l’évolution nous force à nous interroger, à la fois sur l’architecture de la pensée et les sédiments culturels que nous conservons, très enfouis,  des règnes et des effrois de nos ancêtres. Les hommes et les femmes Sapiens ont laissé des traces de leurs activités esthétiques sur les parois des grottes qu’ils ont occupées et nous savons désormais que  ces lieux-dits portaient des cérémonies où la voix était réverbérée. La découverte de la grotte de Bruniquel nous renvoie d’un jet, bien au-delà de Lady Sapiens, notre très vieille grand-mère, vers des Néandertales inconnues qui semblent avoir fabriqué des cercles de pierre en forme de nid au fond d’une cavité profonde, à partir de stalagmites brisées.

Durant la période qu’explore Bertrand Chapuis, trois humanités se développent sur des espaces différents, même si l’ancêtre commun est issu de l’Afrique : Néandertal en Europe jusqu’en Sibérie, Sapiens en Afrique, Denisovien en Asie. Les contacts sont existants, mais rares. Néandertal a transformé son anatomie afin d’affronter le froid. Si la recherche internationale tente de coordonner ses découvertes, l’information reste tributaire également des idéologies que le grand public véhicule. Comment s’en offusquer ? Nous sommes avides de connaître les bribes des origines afin de les traduire en récits de vie. Pour les dernières expertises des scientifiques, la grotte ne semble pas dévolue à l’habitat, ni correspondre à une retenue d’eau, malgré la forme de piscine que semblent évoquer les deux cercles. Une nursery, une garderie d’enfants en bas âge ? Aurions-nous affaire à une école maternelle des profondeurs ?

Les hypothèses de rituels anciens liés à une organisation symbolique ont été réinterrogés par les savants sans relâche. Dans cet Aveyron à l’ancrage multimillénaire, Bertrand Chapuis revient aux sources de la vie, c’est à dire la naissance et la prime éducation des enfants. Ceux-ci seraient préservés et cachés des prédateurs dans les profondeurs de la grotte, aujourd’hui obstruée par ce que les préhistoriens nomment “le grand chaos”. Par ailleurs, le site est entièrement calcité, ce qui modifie la perception des passages anciens et de la présence de la lumière.  De ce fait, la découverte des outils s’effectue difficilement et nous avons besoin de toutes nos approches croisées pour en tenter une explication globale et vivante. Les experts de la Préhistoire ont pensé l’évolution de l’humanité au travers les vestiges de ses outils primitifs : la taille des roches, l’usage du feu et l’inhumation des défunts. Très rares sont les esprits contemporains qui ont tenté des explications à rebours, en spéléologues de l’intime, des processus humains tels que l’éducation et la construction mythique. Nous imaginons des rituels en fonction de nos propres connaissances, le plus souvent hors des pratiques corporelles et psychiques dont la trace est de conservation malaisée.  Si certains continuent à penser que la sophistication des outils reste la preuve de notre humanité, d’autres y adjoignent, en équilibre, les indices du bien-être et les formes éducatives qui y contribuent.

Point n’est besoin de rappeler la phrase de Bergson : “L’avenir de l’humanité reste indéterminé car il dépend d’elle”. Dans cette réflexion qui échafaude à la fois son passé et son avenir, l’imaginaire et l’intuition avancent de pair avec la recherche expérimentale. Au-delà des relevés minutieux des équipes de terrain, les analogies interprétatives s’échafaudent, parfois à notre insu.

La caverne est le lieu de tous les fantasmes et ce n’est pas un hasard si ce sont souvent des enfants qui en initient le mystère. L’humanité cependant, n’a pas noué de relations identiques avec le monde souterrain, suivant les lieux et les époques traversées. Pourtant, dans presque toutes les civilisations anciennes, la terre est identifiée à la féminité et, par analogie, la grotte (dans laquelle on pénètre) symbolise souvent la femme. Si nous acceptons l’idée que la grotte puisse être à la fois un refuge contre les animaux et les intempéries, alors cette caverne inverse l’allégorie de Platon [1]: la naissance s’y blottit dans la chaleur du foyer et les femmes en sont le cœur ardent. Le chant contredit le feulement des bêtes et les orages. Avec la voix humaine, les lithophones semblent avoir été les premiers instruments de musique, amplifiés par la résonance des voûtes archaïques. Les griffures d’ours sont peut-être à l’origine des décorations régulières humaines, dans une imitation totémique de l’animal. Rares sont les petites mains d’enfants estompées sur les parois néandertaliennes, mais on y découvre des sépultures d’enfants, de fœtus et même quelques traces adolescentes : le respect du vivant s’invite au plus profond des âges.

Dans le secret des expérimentations, qui restent du domaine des scientifiques de terrain, s’impose une double interrogation : qui étaient ces hommes et ces femmes du passé, désormais disparus ? Cette question de la finitude dévoile une angoisse très contemporaine qui me parait plus masculine que féminine. Il y a des habitués de cette “pensée qui fait mourir” que dénonçait l’essayiste Dionys Mascolo en 1967, dans un article consacré à Nietzsche. 

Plus importante que les raisons de la finitude est cette petit lueur qui jaillit de la grotte  matricielle : comment élevaient ils les enfants, comment concevaient ils les relations de genre, comment cette bienveillance dont nous parons ces ancêtres cousins participe de l’évolution humaine ? La naissance et l’éducation refusent la mort, même si  chaque femme, lors de son accouchement, sait intimement, dans le passage incertain qui la mène à la maternité, qu’elle donne à la fois la vie et la mort à  l’enfant qui nait. Jusqu’à aujourd’hui, la Préhistoire a été une affaire d’hommes, le plus souvent décrits comme velus et violents, sans l’agilité des premiers primates, ni la conscience des futurs sapiens. Les femmes, pourtant porteuses de la vie et donc d’évolution, n’étaient guère considérées de ces projections, si on excepte les nouvelles et romans stimulants de Rosny Aîné. La littérature transgressive s’est généreusement portée au secours des âges farouches, dans le refus des  idéologies normatives que transportaient, souvent à leur insu, les savants.

Pour mémoire, l‘écrivain franco-belge Rosny Aîné  (1856-1940, Vamireh, la Guerre du Feu, le Félin géant, Helgvor du fleuve bleu) a été un romancier de l’amour et des rencontres préhistoriques[2], de même qu’un siècle plus tard, l’auteur de la bande dessinée Rahan, fils des âges farouches, scénarisée par René (puis Jean-François) Lécureux et illustrée par André Chéret de 1969 à 2010. Quelques similitudes d’intention les rassemblent : les frères Rosny (particulièrement l’aîné) développent au fil des pages qu’ils composent une pensée anarchiste et Roger Lécureux, rédacteur en chef du mensuel communiste Vaillant, s’attache à mettre en scène des personnages mus par des sentiments collectifs d’entraide. La préhistoire suppose des collaborations multiples depuis des millénaires entre “ceux qui marchent debout”…

Comme l’analysait un critique d’époque, Rosny Aîné  avait le souhait de construire “le roman de tout le règne animal et végétal préparant la terre à un règne encore quasi virtuel ». Dans cette perspective, son imagination consolidait ses intuitions au détour des découvertes scientifiques, dans une démarche analogue à celle de Jules Verne (1828-1905) pour le monde industriel. Nourrie au double lait de cette influence, Rosnyenne et Rahanienne, la lecture des hypothèses de Bertrand Chapuis m’ont semblé plausibles et, plus encore, capables de creuser au-delà de la caverne de Bruniquel, des sentes nouvelles vers la compréhension du lointain cousin qui, pour certains d’entre nous, est également un ancêtre.

Pas facile cependant d’échapper à la malédiction de Néander : la vallée de Néander sonne à nos oreilles comme la vallée du Néant. Dans la nouvelle Les hommes-sangliers (1929), Rosny Aîné décrit finement le trouble intime d’une femme confrontée à une peuplade indonésienne issue des profondeurs de l’humanité. Plus proche de nous, Marylène Patou-Mathis, abusivement  surnommée la “préhistorienne du genre”, tempère un imaginaire néo-féministe qui assignerait à la femme le rôle second, voire de victime absolue : “Il est important d’ouvrir le champ des possibles. De là à dire que les femmes faisaient absolument tout. Non bien sûr. Mais il faut penser que, dans certaines sociétés ancestrales, elles devaient chasser. Quand dans d’autres, elles se consacraient plutôt à la cueillette ». Sans vouloir forcer le trait, les populations préhistoriques semblent proches des modes de vies traditionnels que les ethnologues observent  auprès des tribus forestières contemporaines, africaines ou amazoniennes, respectueuses à la fois d’un environnement forestier qui leur fournit la subsistance et aux ancêtres dont ils perçoivent la présence familière, à la lumière de leurs rêves.

Mue par une curiosité comparatiste, je suis allée regarder les reconstitutions des visages néandertaliens et, sans aller au-delà du premier constat, elles me semblent (volontairement) très mal coiffées. Sans relever l‘ironie que ma remarque fait naître auprès de mon lecteur, il faut dire que natter des cheveux ou les ramasser en chignon, est à la portée de toute civilisation où le corps est valorisé : le goût fait partie de l’humanisation. L’esthétique prend pour socle l’éthique[3]. Les femmes de la Préhistoire participent d’une histoire des gestes, mais aussi de la parure et des expressions collectives. Nattées, sans doute scarifiées, ornées de bijoux simples, et pourquoi pas ? L’ornement conjugue le rituel, l’offrande et le souvenir précieux. Dans la grotte de Teshik-Tash (Ouzbékistan), un enfant néandertalien a été retrouvé enterré et entouré de cornes de chèvre, tandis qu’à Regourdou (France), des os d’ours étaient placés autour d’un corps. L’enfant et la mère ont partie liée : l’histoire des femmes s’écrit en creux de l’histoire des mères, le mot même de femme (du fœmina latin) dérive de fœtus (fœtare). La mère enfante et s’enchante d’une histoire qui se déploie hors d’elle-même. En ce sens, Platon a raison : l’homme qui sort de la caverne, emporte toute l’histoire du monde, ses bruits, ses objets, ses formes et ses odeurs.

La démonstration de Bertrand Chapuis sur l’humanisation par la mère se base donc, sur les fondements de l’attachement, reprenant le dialogue perdu entre Freud et la Préhistoire. Il questionne également des concepts plus historiens : le jeu, le  théâtre et le chant, y compris dans des références contemporaines.  Le corps est une œuvre parée, jouée, transformée dans des formes qui prennent le cercle comme référence de la Nature. Il faut donc, au-delà des analyses obviées par des références climatiques persistantes, prendre en considération le concept “d’homo ludens” de l’historien néerlandais Huizinga (1872-1945) qui a révolutionné la perception du passé médiéval.

Les communautés préhistoriques étaient de petite ampleur, liées à des géographies familières, dans des relations de proximité personnelles. Le monde contemporain urbanisé témoigne au contraire, dans l’indifférence, des cas nombreux où des enfants ont été malmenés, violentés et abandonnés : les injustices sociales se sont déployées au travers des empires, du travail forcé et des constructions financières. Si rien ne nous permet de penser que Néandertal ait idéalement méconnu l’esclavage, rien n’empêche non plus d’imaginer que des groupes restreints d’individus aient pu véritablement mener, dans des conditions climatiques redoutables, une vie  épanouie. Dans cette aventure humaine qui s’élabore sur des millénaires, la préservation des enfants semble aller de pair avec l’accompagnement des blessés, des handicapés et des personnes fragilisées. Philosophiquement, cette attitude bienveillante que l’on observe au travers les sépultures retrouvées, exprime une attention aux talents de chacun : l’affectivité renforce la cohésion du groupe. Nous ne saurons pas, faute de pollens, si les Néandertaliens, comme les Sapiens enterraient les êtres qu’ils honoraient et chérissaient sur un lit de sept plantes médicinales. Mais nous commençons à comprendre que ces peuples,  au contact constant de la vie animale et végétale, avaient développé une résistance aux maladies grâce aux plantes.  

Pour analogie, l’observation des recettes d’automédication curatives des grands singes d’Ouganda, confirme l’expertise de primatologue Sabrina Krief, professeure au Muséum d’Histoire naturelle : à tous les âges, les chimpanzés apprennent de leurs aînés des processus d’automédication dont nous devrions nous inspirer. Les gorilles mangent une plante antidouleur, la même que celle utilisée par les Pygmées Aka lors des accouchements. Au Gabon, les chimpanzés appliquent certains insectes sur leurs plaies. L’observation mutuelle des plantes, des humains et du règne animal devait atteindre chez les Néandertaliennes son apogée, la condition de la survie des hordes. La cueillette est une activité où le goût et la transmission restent des valeurs fondamentales. La pharmacognosie est aujourd’hui une discipline qui se fraie un chemin entre le monde vétérinaire et anthropologue. C’est également, à y bien réfléchir, un chemin à rebours que nous devrions emprunter.

L’hypothèse fondatrice du chamanisme comme respect de la vie dans ses multiples incarnations, végétales et animales, se révèle de ce fait, féconde. Dans ce cadre de la pensée, la circulation des énergies et des talents ne s’effectue pas de façon verticale, mais s’incarne au travers des multiples possibles et transformations du vivant. “Faire cas de la sève”, plaide comme ultime sagesse le romancier Pourrat. Comme le feu dont il reste la métaphore, l’enfant doit être l’étincelle dont la croissance contrôlée permettra la survie de la tribu, dans une progression cognitive.  L’enfant élevé dans la grotte, après sa gestation obscure porte la promesse de sortie au jour, à la lumière des dangers du dehors qui le feront grandir. Cette attitude correspond de facto à une transmission collective, maternelle et de par les aïeules, qui, à l’époque néandertalienne étaient, autour de trente ans, en pleine maturité de corps et d’esprit. Mères des mères, et parfois mères des grand-mères avant la ménopause.

De ce fait, l’expérience intellectuelle à laquelle se livre Bertrand Chapuis prend tout son relief : pour comprendre le passé, il questionne les processus psychiques de l’attachement, y compris au travers l’obscurité des mythes méditerranéens que les philosophes et les religions ultérieures ont mis en scène : Adam, Narcisse, Écho, Jocaste, les jumeaux sont des figures mythiques pérennes dont les torches littéraires peuvent éclairer les grottes du passé. L’héritage biblique, coranique et gréco-latin en lecture de la Préhistoire.

La réflexion du médecin Bertrand Chapuis s’est lentement construite lors de l’enfermement lié à la pandémie, ce qui contredit l’antienne qui définit le progrès par une activité d’inventions liées au travail. Le travail souterrain, en gestation créatrice, est un des moments obscurs et nécessaires de l’œuvre accomplie. De fait, le ralentissement des activités a suscité en 2022 une riche moisson de publications liées à l’intime, parmi lesquelles  deux ouvrages majeurs en Préhistoire, un inédit synthétique de Sophie A. de Beaune, Préhistoire intime (Vivre dans la peau d’un Homo sapiens) et le plaidoyer L’homme préhistorique est aussi une femme  (une histoire de l’invisibilité des femmes) de Marylène Patou Mathis. Les deux ouvrages se complètent, le dernier plus explicitement féministe que le premier.  À travers des chapitres sensibles, Sophie de Beaune aborde les moments qui rythment la vie humaine et  lui donnent un sens (“aimer, soigner, protéger”, pour exemple). Elle remarque avec justesse, « le désintérêt manifeste des archéologues pour les vestiges enfantins », alors que les présences de ceux-ci sont perceptibles. Si l’ouvrage de Sophie Beaune concerne prioritairement les gestes et les usages des Sapiens, elle aborde régulièrement le cas Néandertal, à titre de comparaison ou d’extrapolation. Mais elle s’oppose aussi aux thèses fameuses de la chercheuse américaine Marija Gimbutas sur les sociétés matrilinéaires, envers qui Marylène Patou-Mathis est beaucoup plus attentive. Depuis les travaux pionniers du suisse Johann Bachofen (1815-1887), certains préhistoriens défendent en effet, l’existence fondatrice de structures parentales matrilinéaires, garantes de la stabilité des communautés. Il y a une révolution de la pensée dans ces  dialogues de la caverne.

L’après-covid, dans le chaos de la remontée à la lumière, va continuer, sans doute à redéfinir les affects de ceux et celles “qui marchent debout”, dans une recherche de traces et de preuves susceptibles de nous conduire vers une connaissance affermie de nos involutions. Alors que j’écris ces lignes, le paléontologue Yves Coppens vient d’aborder le monde des défunts, lui qui rencontra et sut raconter Lucy, née en Afrique, bien avant l’aventure de Néandertale.

Sans attendre l’ouverture de Bruniquel, il est permis d’en rêver les enseignements. »


[1] CF article de Sylvie Dallet  « L’Avenir à reculons, genre et gens de la caverne » in le mythe de la caverne aujourd’hui (ce que Platon dit de nous…)  coordination Rémi Astruc & Alexandre Georgandas, Ellipses, 2015

[2] Rosny Aîné : Récits préhistoriques (anthologie), réédition Robert Lafont (2018). cf. Mélanie Bulliard (postface Danielle Chaperon), L’enjeu des origines : les romans préhistoriques de J.-H. Rosny aîné, Lausanne, Archipel, coll. « Essais » (no 2), 2001, 163 p.

[3] cf Éthiques du goût, sous la direction de Sylvie Dallet & Éric Delassus, Collection « Éthiques de la création », Institut Charles Cros/Harmattan, 2015.

L’aventure COVID est elle une chance pour la création prospective ?

Sylvie DALLET : L’aventure Covid est elle une chance pour la création prospective ?

Introduction au séminaire “Éthiques & mythes de la création”  (27 novembre 2021)

Thème de la séance : Créer encore : comment anticiper des mondes ?

Invités : Manuela de Barros (philosophe et historienne de l’art), Christian Gatard & Olivier Parent (prospectivistes, créateurs du Festival des Mondes anticipés, sur le thème 2021 “Il faut sauver le vaisseau Terre”).

Résumé de l’introduction : L’expérience de la pandémie a permis une expérimentation in vivo de nos avenirs et, plus encore, un renouvellement de la pensée liée à la vie de notre planète. Le lancement de ce Festival, nouveau Star Trek itinérant des territoires, correspond-il au nécessaire fleurissement de l’avenir ? Dans le mot avenir, est caché le mot de vie…

Un séminaire, même par visioconférence, est quelque chose de vivant, et d’oral. Dans le cas d’une présentation en distanciel, nous nous voyons en buste et, chose plus étonnante encore, nous nous regardons nous parler (parfois avec inquiétude narcissique)[1]. Il n’échappera donc à personne que cette double vision du monde  (soi et les autres) conditionne  les rituels  collectifs de présentation et les déambulations de chacun devant l’écran. Cette séance avait été enregistrée, excepté ma présentation (par étourderie ?) ; je recompose ici par écrit mon introduction, dans l’attente des compléments vidéo à venir.

“Commencer ce séminaire en disant que cette pandémie est une chance  pour le “vaisseau Terre”  peut être perçu comme provocateur, presque obscène, dans la mesure où le monde tangue fortement, affaibli par les séquelles d’une inactivité forcée.  Pourtant, dans cette remémoration distillée par le confinement (et les gestes – barrière),  quelques observations relatives aux figures masquées ou hybrides  peuvent apporter au présent un autre éclairage et, à l’avenir, quelques  soutiens de pensée. Nos croyances, issues pour partie de nos peurs, participent aussi, par contagion, à un élargissement de nos regards qui, par introspection partagée, apparaissent comme bénéfiques. Les mondes à venir s’anticipent en regardant en arrière de notre épaule, comme naguère on jetait des sorts ou des invocations.

Parmi ces aperçus anciens que l’actualité ravive, un premier personnage mythique s’impose sous la forme d’une déesse antique à tête de lionne, Sekmet, “la Puissante”, l’œil de Rè et sa colère, agente des épidémies et des inondations, qui lutte contre le chaos apporté par les hommes. La cartomancie médiévale utilise une figure dérivée pour représenter la lame XI, dite la Force, une femme qui ouvre la gueule d’un lion. Depuis quelques mois, les archéologues redécouvrent à Louxor les statues de cette divinité (quelque trois cents à ce jour), et s’interrogent sur les prières qui l’accompagnent. Des prêtres lui adressaient des invocations à la fin de chaque jour, de chaque mois et au cours des cinq derniers jours de l’année  du calendrier nilotique (soit du 14 au 18 juillet en calendrier grégorien), car ils croyaient que c’était à ce moment-là qu’elle se mettait le plus facilement en colère.

Les Égyptiens craignaient plus que tout que les cycles naturels des saisons ne cessent de se renouveler, entre les errances du Nil et celles du Soleil. Ils avaient en effet peur que la déesse profite d’une de ces périodes charnières pour susciter des maladies et détruire le monde. En effet, Sekhmet n’est pas seulement l’incarnation d’un danger destructeur : « Celle devant qui le mal tremble » est également « la maîtresse des maladies ». Épouse à Memphis du dieu Ptah, architecte et artisan elle est la mère du jeune dieu Néfertoum qui symbolise la beauté et l’accomplissement créateur. Dans ce rôle maternel de la trilogie sacrée, elle incarne une divinité bienveillante et guérisseuse, très proche de la divinité chatte, Bastet : certains prêtres de son culte exerçaient d’ailleurs la profession de médecin.

Au-delà de cette première entité antique à laquelle la situation présente peut faire référence, j’y adjoins, par retour aux sources contemporaines, la pensée d’un philosophe discret, traducteur bienveillant de la psyché humaine, Gaston Bachelard. Bachelard, tout attentif aux ressources humaines, a décrit longuement la maison comme lieu d’ancrage et de ressourcement des hommes.  Ce refuge, terrier ou tanière familière, abrite et rend possible le processus de la mémoire, le lieu imaginé de notre passé-futur. Boris Cyrulnik le dit autrement qui souligne  dans une récente émission radiophonique  (France Inter) de novembre 2021: “ Notre corps est un carrefour de pression climatique sensoriel. Notre âme est un carrefour de récits”.

Cette maison, lieu mythique où les rêvent éclosent et s’incarnent est, par la contrainte de la pandémie,  l’endroit où l’énergie s’est brusquement enclose et, bouillonnant sur de longs mois,  a parcouru, selon la formule de Paul Valéry un chemin à rebours vers les mythes fondateurs du vivant. Cet “avenir à reculons” issue d’une énergie comprimée nous a conduit à imaginer d’autres routes solidaires, emprunter des chemins de traverse, et explorer les recoins inattendus de la “résistance oisive”[2], mais formidablement féconde, qui a été la nôtre depuis 2019.

La remémoration mythique de cette expérience prospectiviste  rappelle aussi un récit biblique fondamental, corrélé par les découvertes des archéologues : l’Arche de Noé. Dans une catastrophe climatique sans précédent, l’alliance des hommes et des animaux s’est révélée nécessaire par crainte de la montée des eaux. Le juste Noé, par sa décision migratoire collective, a évité l’apocalypse.

Là encore la pandémie nous apporte des points de comparaison. Depuis 2019, l’instinct migrateur  que chacun entretient avec son espèce s’est trouvé dévié de sa route classique, de concurrence personnelle ou professionnelle. Une récente étude sociologique indique que sept jeunes sur dix souhaitent partir de France pour vivre une vie différente, dans un esprit d’aventure. On redécouvre les villes moyennes comme lieux de bien – être et deux années avant le Covid, Paris a commencé à perdre des habitants, pour lentement se momifier dans les lieux cosmétiques du tourisme international. Dans le même temps, les routes traditionnelles des oiseaux migrateurs, mues par un instinct millénaire, se trouvent fortement impactées par les éoliennes. Naguère les pesticides [3] avaient fragilisé ces oiseaux, aujourd’hui les pales les tuent.

Il me semble que cette pérégrination imaginée par Christian Gatard et Olivier Parent procède de cette aventure, à ceci près qu’ils ont conçu leur Festival sur des escales urbaines, aux environnements  contrastés (Paris, Pau, Papeete, Lille, Marseille…) ;  leur public à venir sera, par ailleurs, méthodiquement sollicité à travers les productions littéraires, audiovisuelles et ludiques. Embarquer  sur un vaisseau urbain, comme une sorte de promenade d’îles en îles de cultures fleuries est un paradoxe de plus. Une Odyssée douce autour des provinces. Un récit qui rassemble, comme une promenade au verger du jardin français.

De cette première expérience culturelle à laquelle j’ai participé en octobre 2021[4], lors d’une table ronde, ronde comme l’est la Terre, je voudrais lancer quelques idées, en jalons mêlés de notre discussion à venir.

Dans ce vaisseau Terre qui tangue jusqu’à vouloir le “sauver “, la ville et la campagne ont, depuis deux ans, des rôles qui se rééquilibrent. Le transfert d’expériences s’opère rapidement. Au Moyen Age, l’air de la ville rendait libre, aujourd’hui, il pollue et affecte la santé de tous les êtres vivants. Contre la mondialisation des échanges, la vie locale reprend une vraie saveur et avec elle, les artisans, les paysans et les commerçants de proximité. Dans cette pérégrination  des Mondes anticipés qui  voudrait être à l’écoute de la diversité des territoires, il y a comme une réponse culturelle qui contourne la politique des partis.

Cette dimension géographique ponctuée d’escales diversifiées, fait des œillades à un tiers mythe, grec celui-là, celui du géant Antée qui se régénère au contact de la Terre-Mère.  Pour vaincre cette figure, Hercule, héros maudit s’il en est, devra l’étouffer hors sol.

Nous sommes donc aujourd’hui pour anticiper des Mondes aux visages terrestres,  amenés à se défier des utopies généralistes, à regarder autrement les territoires et les terroirs, à  puiser à la sagesse des mythes primitifs et concrets et les faire s’accorder au-delà des religions, des pensées de sens commun. “Faire cas de la sève”, croire au déploiement à venir des “choses latentes et repliées”, tel que le suggérait le romancier Henri Pourrat[5], correspond à une éthique de terrain qui se cherche une voie à travers des voix multiples.

Ce nécessaire arc en ciel des approches, suppose la possibilité de les combiner de multiples façons, par le jeu et le risque des expressions multiples.  En Occident, malgré la densité des inventions, les avancées technologiques n’ont pas été pensées en société, au contraire du soin des corps et de l’environnement, qui sont les philosophies partagées des peuples premiers.

C’est Freud qui, il y a un siècle, découvrait avec une certaine naïveté, que progrès et barbarie pouvaient faire bon ménage. Pour désamorcer cette spirale de l’injustice consumériste sur laquelle le confinement nous a permis de réfléchir, il faut réévaluer nos expressions plurielles et, dans la mesure du possible, en conjuguer les nuances. En 1877, le romancier écossais Stevenson célèbre pour son voyage dans les Cévennes avec l’ânesse Modestine, voyait dans l’activité intense de ses contemporains le symptôme paradoxal d’un “manque d’énergie”. Le peintre italien Chirico, à la veille de la guerre de 1914 craignait, quand à lui, un prochain rétrécissement de l’horizon par la prédominance des activités matérialistes. Se souvenir que les sociétés traditionnelles étaient plus attentives que nous à la beauté….

On peut multiplier les exemples, issus de ce XXème siècle dont le souvenir ne s’est pas effacé. Le plus pertinent reste, à mes yeux, l’odyssée collective  du vaisseau Enterprise de la série Star Trek de 1966,  qui met en scène le personnage du médecin Mc Coy, affectif et dépressif à la fois, bougon et porté sur la bouteille. Ami sincère du capitaine Kirk, ses relations avec l’officier vulcain aux oreilles pointues, Spock, sont houleuses. Si la loyauté des deux hommes est constante, ils ne cessent cependant de se chamailler : la confrontation entre la logique vulcaine et les émotions humaines ne va pas sans éclats. De fait, s’il est l’un des meilleurs dans sa spécialité médicale, Mc Coy s’intéresse peu à la technologie moderne. Pour exemple, son aversion pour le téléporteur du vaisseau est explicite : bien que la machine fonctionne depuis un siècle, Mc Coy n’a toujours pas confiance dans un appareil qui « disperse les atomes ». Sa formule répétitive “ Il est mort Jim !” rappelle la priorité de la relation au vivant. Succédant au capitaine Kirk, Mc Coy finira sa vie comme amiral de la flotte sidérale, un symbole qui replace l’humain guérisseur au centre de la saga.

Le dernier mythe qui me semble pertinent d’interroger sur l’anticipation des mondes, est celui de Sisyphe, le bâtisseur inlassable qui ne craint pas l’échec. Camus a écrit en son temps[6] : « Il faut imaginer Sisyphe heureux…. »

Pour incarner et colorer le poème que l’américaine Amanda Gorman a lu au monde entier le 20 janvier 2020,  “la colline que nous escaladons”[7], cette grimpe nécessaire devrait nous fait revenir au charnel, à la beauté, au local et à la probité, sous peine de risquer l’extinction totale de notre espèce par le feu, les inondations et les pandémies.

Je la cite :

« Si nous voulons vivre à la hauteur de notre temps, alors la victoire ne sera pas dans la lame, mais dans tous les ponts que nous avons construits.

Telle est la promesse de la clairière, la colline que nous gravissons si seulement nous osons. »

Sylvie DALLET (2 décembre 2021)

Images : Ziqi Peng, bas relief Sekhmet (Memphis), Kirchner, Chagall, Picasso et série Enterprise.


[1] [1] cf. l’excellent article de Diane Watteau dans l’ouvrage coordonné par Yannick Lebtahi, Zoom à la fac, L’Harmattan, 2021

[2] Jenny Odell, Pour une résistance oisive, ne rien faire au 21e siècle, (How to Do Nothing : Resisting the Attention Economy, USA), traduction française octobre 2021.

[3] Depuis le livre brûlot de Rachel Carson,  Printemps silencieux, 1962, USA.

[4] Étape de la Cité des Sciences  & de l’Industrie (Parc de la Villette) à Paris « Faut-il sauver le vaisseau Terre ?). Table ronde Jacques Arnoud, Sylvie Dallet, Luc Delisse, modérateur Christian Gatard.

[5] Henri Pourrat (1887-1959), Le secret des compagnons, 1937

[6] Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, 1942

[7] “The hill we climb », traduction.

Séminaire « Danser encore »

Voici la vidéo sur le séminaire qui a eu lieu le samedi 17 avril 2021, sur la plateforme zoom. Cette vidéo est divisée en 5 parties : l’introduction de Sylvie Dallet, puis l’intervention de Frédéric Costallat, l’intervention de Christine Roquet et Louise Soulié, l’intervention de Christine Hallo et enfin une partie discussion entre les différents participants qui ont échangé sur le thème de la conférence.

Avec les conférences de : Frédéric COSTALLAT (danseur, chorégraphe), Christine HALLO (dessinatrice et exploratrice du mouvement) Christine ROQUET (maitresse de conférences, Université de Paris 8) et Louise SOULIÉ (danseuse, chorégraphe)

Partie 1 :

Conférence « Danser encore » Partie 1 : introduction

Partie 2 :

Conférence « Dansez encore » Partie 2 : Intervention de Frédéric Costallat, danseur et chorégraphe

Partie 3 :

Conférence « Danser encore » Partie 3 : Intervention de Christine ROQUET (maitresse de conférences, Université de Paris 8) et Louise SOULIÉ (danseuse, chorégraphe).

Partie 4 :

Conférence « Danser encore » Partie 4 : Intervention de Christine HALLO dessinatrice et exploratrice du mouvement

Partie 5:

Conférence « Danser encore » Partie 5 : Discussion avec les personnes présentes

Éléonore Schöffer et les archives CEMO

Eléonore de Lavandeyra Schöffer est décédée le 15 janvier 2020, à l’âge de 93 ans, à la veille de cette pandémie qui nous confine. Épouse de Nicolas Schöffer, membre de l’Académie des beaux-arts (1912-1992), Eléonore Schöffer a passé trente années de sa vie à promouvoir l’œuvre de son mari Nicolas Schöffer, père de l’art cinétique, précurseur de l’art électronique et numérique.

 Ce que l’on sait moins d’Eléonore c’est l’existence passionnée qu’elle a su créer, en deçà de la relation avec Nicolas Schöffer, qu’elle a rencontré sur le tard. Elle-même était une artiste, musicienne et plasticienne, férue des musiques orientales qu’elle avait contribué à faire connaître au travers du Centre d’Études de la Musique Orientale (CEMO- 1960-1985) qu’elle avait fondé avec Nelly Caron (1912-1989) , spécialiste des musiques d’Iran, trop tôt disparue. 

J’ai fait inventorier à partir de l’an 2000, grâce au Centre d’Études et de Recherche Pierre Schaeffer que j’avais co-fondé en 1996 à Montreuil, les archives du CEMO. Cette décision m’a valu pendant plus de vingt ans l’amitié d’Éléonore, d’autant qu’après la disparition du Centre Pierre Schaeffer sur décision de la famille, j’avais protégé les précieuses archives à l’Institut Charles Cros  de 2003 à 2019.

Les années ont passé, dans l’amitié de nos (trop rares) conversations : en 2019, je me suis entretenue, via Christelle Westphal et Santiago Torres,  avec Éléonore pour qu’elle reprenne les archives, afin qu’elle puisse proposer le fonds CEMO à un Centre d’archives pérenne, qui puisse à la fois garantir la conservation des documents et leur mise à dispostion des chercheurs, musicologues, humanistes et ethnologues. Les archives CEMO sont donc revenues pour quelques mois à la Villa des Arts et elles sont désormais en chemin vers le Musée du Quai Branly, ce dont je me réjouis.  Le texte qui complète ce préambule est donc ancien : Éléonore l’avait écrit voici vingt ans et je l’avais laissé lentement s’enfouir en ma mémoire. Merci à Dimitri Salmon, son petit-fils,  de l’avoir ressorti des archives d’Éléonore, dont j’entends encore la voix au travers de ces lignes émouvantes. Les photos d’accompagnement sont issues du partage des amis d’Éléonore, qui avait cette extraordinaire capacité à adopter ceux et celles qui partageaient son goût pour la beauté et pour le risque : cet art profond de l’existence, qui nous fait vivre au delà du quotidien.

Sylvie Dallet

« MUSIQUES ORIENTALES

            Oui, la musique me rattrape toujours.  Hier, c’était la seconde visite de Céline et Julie, les deux envoyées du Centre d’Etudes et de Recherche Pierre Schaeffer. La première fois elles étaient venues m’interviewer sur le CEMO, sa fondation, ses activités, ses buts, mon rôle dans ce cadre et les documents en ma possession.

            La Directrice du Centre, Sylvie Dallet m’avait fait part, il y a longtemps déjà, de leur intérêt à recevoir et abriter ces archives en les mettant à la disposition des étudiants et j’avais commencé un vague inventaire avec mon assistante de l’époque.

            Mais hier fut vraiment le début d’un travail qui marque dans ma vie un tournant lié au bilan et au détachement… deux « actes » bien nécessaires à la veille de fêter mon trois quart de siècle.

            Sans ces deux filles, je n’aurais jamais eu le courage d’ouvrir tous ces placards, ces tiroirs, ces boites d’archives, de remuer toutes ces étagères…  Mais le premier pas accompli, quelle joie de retrouver intacts les souvenirs de tant d’années immergées dans ces musiques, ces mondes sonores si différents, ces artistes si précieux pour leur science autant que par leur héritage et sa transmission.

            J’ai pris conscience que 25 années de ma vie ont été investies avec amour, passion, travail et recherche dans ce domaine où j’ai été pionnière autant que mes amies Nelly Caron, Yvette Grimaud et même TRAN van Khê.  Mais Alain Daniélou nous avait précédées, ainsi que Yehudi Menuhin, notre Président International.

Et je me suis surprise plusieurs fois à faire comme Nicolas devant sa vie de peintre étalée à ses pieds… à murmurer : «  Mon Dieu quel travail ! »

            Parfois, je tombais sur un texte que je lisais à haute voix, et je n’en revenais pas d’avoir écrit cela, qu’écoutaient maintenant ces jeunes historiennes avec un intérêt non dissimulé.  

            De ces dossiers il me faudra éliminer les doublons et les éléments inutiles, mais ils seront ensuite bons à rejoindre le « fonds » CEMO et le fonds Nelly Caron, en tant que fonds Eléonore de LAVANDEYRA.  Et il me plaît de penser que cette tranche de vie ne sera pas éparse après ma mort, livré au bon vouloir pétri d’ignorance de mes chers « petits » qui ne sauront vraiment pas qu’en faire et n’auront aucune idée de son intérêt… 

            Par contre, si un jour un descendant désire connaître un peu mieux l’ancêtre que je serai pour lui, il n’aura qu’à aller puiser dans ces archives pour lever un petit coin de voile.

            En fait, 25 ans (grosso modo 1960 à 1985) c’est un tiers de ma vie !  Un tiers de vie dans le son et dans son silence sous jacent où il me faudra mettre un peu d’ordre à la lumière du dernier tiers apparemment consacré à Nicolas et à son œuvre, mais, je le réalise, consacré à parachever mon être dans l’espace et dans le temps.

            Avec Céline et Julie, nous allons archiver, répertorier, quantifier…  On a déjà compté les cassettes, les disques, les mètres d’étagères de livres et dossiers : environ 11 mètres.

            Et déjà s’allongent en moi des listes…  Les artistes que j’ai connus, les concerts organisés, les stages de tampoura, mes élèves, les conférences…

Télévisions, radios, j’avais oublié…

            En fait, non, rien n’était oublié, mais « au placard », pour ne pas gêner le présent qui devait se « faire » autant que se vivre, et pour ne pas avoir en soi l’ombre fut-elle infime, de regret ou de comparaison.  Vierge de tout passé, j’ai su me préserver.  Me préserver de souffrir ?  Peut-être.  Ce type de souffrance étant parfaitement inutile, me préserver de la triste aventure des filles de Loth qui guette ceux qui ressassent le passé.  Et puis, fidèle à mon nom de jeune fille qui m’a imprégnée depuis l’enfance :  de LAVAN…de l’avant… avant même d’avoir découvert l’importance du ICI et MAINTENANT.

            Depuis hier, je me sens riche.  Riche de ma vie, de moi-même.  Le sentiment d’avoir accompli l’essentiel : mon être, à travers des tas de choses, d’activités, d’hommes de femmes et d’enfants, de pays, de cultures.  Les « rencontres »…

            J’ai fait écouter certaines musiques à Céline et Julie. Partager la beauté, l’émotion qui naît de la perfection d’une voix…  J’avais oublié l’importance de ces instants, si souvent vécus autrefois, et retrouvés… Comme retrouvées ces peintures parfaites, ces constructions symboliques admirablement réalisées, ces bribes d’amour dissimulées au détour de l’œuvre d’art, de mes élèves de tanpoura. Trésors que Céline et Julie ont partagé avec émerveillement et respect.

            Céline et Julie reviendront, mais déjà, en elles, est né le désir de connaître la tanpura.  Comme en Nathalie, comme en Maude, comme en Nina… alors, il faudra bien qu’une fois encore …  je réponde à ce qui m’est demandé…en toute transparence et en toute connaissance…

            Ce dernier trimestre 2001 se présente comme décisif sur bien des points…  Mais que réserve-t-il  sur le plan des formes ?

            Qui vivra verra.

            Pour le moment, c’est le cœur qui déborde, un cœur qui comprend plus que la tête ne peut le faire… un cœur qui sent et pressent, qui déjà accepte ce qui est ou sera, et renonce à ce qui ne sera pas, un cœur pris au piège de l’amour, sans objet d’amour, au piège d’un amour qui se déverse sur tout ce qui en a soif, sans idée de retour, sans idée de retour. 

4 août 2001  1:12:02″

Éléonore Schöffer

Le roman noir de l’entreprise

En mars 2019, un an avant la pandémie, Sylvie Dallet organisait une rencontre-débat pour le séminaire Éthiques & mythes de la Création

Son titre était : LE ROMAN NOIR De l’ENTREPRISE

Cette séance accueillait les exposés d’Albert DAVID, Georges NURDIN et Alessia VALLI, avec une introduction de Sylvie DALLET

“Nous ne sommes pas une entreprise, nous sommes l’Université”: la récente réponse d’un groupe de chercheurs strasbourgeois nous conduit à repenser le mythe de “la bonne entreprise”, celle qui, tout faisant des profits, permettrait l’épanouissement de ses employés et mériterait, par ce biais, que l’État (ou l’opinion publique) cite sa conduite équilibrée en exemple.

Il existe à rebours, un véritable “roman noir de l’entreprise” qui s’entretient par des zones d’ombre soigneusement éludées des récits panégyriques.
Tout à la fois substitut de la famille, cellule innovante du monde du travail, l’entreprise, dans sa glorification gestionnaire, apparait à certains comme l’image idéalisée du “bon mesnager”. Sa valorisation médiatique suppose cependant que l’on occulte les autres sources du développement économique: le service public, les associations, les personnes, en ce mélange mouvant que l’on nomme la culture.

Cette séance a été enregistrée par Claude Samuel Levine, merci cet ami musicien qui nous a aidé dans la captation de cette séance.

Sade chez les anthropophages

Un article d’humeur, certes, solide et argumenté. Marie-Paule Farina, en défenderesse avisée, dégage Sade des nouveaux anathèmes contemporains, dont le brouet nauséabond déborde désormais de la marmite.

 » Cherchez les coupables !  » ce cri est éternel, toujours opposé à la démarche de la recherche et de l’archive, plus posée, plus documentée, et pour dire plus humble. Relire les Animaux malades de la peste, de ce bon monsieur de la Fontaine.
Comme on déboulonne les statues à tout va, les censeurs se redressent et la chasse aux sorciers bat son plein.

Sade serait il le théoricien involontaire des excès coloniaux et du racisme mondial ? Le saviez vous ?
Marie-Paule Farina, autrice de nombreux ouvrages, dont Le rire de Sade, essai pour une sadothérapie joyeuse (publié dans notre collection l’année dernière), démonte encore, un fois, citations à l’appui, combien l’esprit doit se défier des simplifications du prêt à penser.

Et la lire, pour ne pas perdre le sens commun et le goût de l’Histoire.

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 » Comment échapper à “l’air du temps” ? Comment échapper à tous ceux tellement au courant de vos goûts qu’ils parviennent après vous avoir pisté à vous débusquer où que vous vous trouviez pour vous amener à mettre votre grain de sel ou de poivre dans le chaudron du jour ?

Pas un instant il ne m’était venu à l’idée que Sade, mon Sade, pouvait être accusé aujourd’hui non seulement de partager tous les préjugés de son époque mais d’avoir ouvert la voie au colonialisme, et pourtant, hier par courriel, à mon adresse, “Academia ”, trouvant enfin l’appât irrésistible pour moi, celui mêlant mes deux dadas, me faisait parvenir le PDF d’un article, de 2005, sur Sade et l’Afrique défendant cette thèse.

“Le texte sadien fait plus que reproduire le texte européen de l’Afrique noire dans la pensée européenne. L’outrance cannibale qui le marque annonce la rhétorique qui justifiera le colonialisme. Ainsi le blanc des cartes des voyageurs sera noirci, occupé par un nouveau texte, le discours colonial, où le contrôle sur l’autre se fait absolu.”[1]

Je lis, l’article est très bien fait et tout à fait fiable. Son autrice, Catherine Gallouët y analyse de manière précise la description par Sade, dans Aline et Valcour, d’un royaume imaginaire qu’il situe au centre de l’Afrique, le royaume de Butua, le royaume des plus féroces des cannibales, malheureusement l’article ne s’intitule pas “le royaume de Butua dans Aline et Valcour”mais “Afrique et Africains dans Aline et Valcour”et pire  “Sade, noir et blanc”. 

Afrique et Africains dans Aline et Valcour. “L’outrance cannibale”

Pour être encore plus précis, l’article aurait dû s’intituler “Le royaume de Butua dans Léonore et Sainville”, un roman à part entière inséré dans Aline et Valcourqui comporte non un mais deux récits de voyages en Afrique,  l’un fait sous la contrainte, celui de la belle Léonore enlevée sur une île proche de Venise, pense-t-on, par des marchands d’esclaves barbaresques et l’autre effectué par Sainville, son tout jeune mari, pour tenter de la retrouver. Léonore arrive en Afrique par l’Est, Sainville par l’Ouest, ils se croisent, au centre, à Butua sans se reconnaître “Ces récits, écrit Catherine Gallouët, décrivent donc deux Afriques, l’Afrique de l’Ouest, c’est à dire l’Afrique noire, et l’Afrique de l’Est, autrement dit l’Afrique blanche.”[2]

L’Afrique étant, pour Catherine Gallouët, noire, elle abandonne complétement Léonore et son voyage après avoir dit cela, ignorant ainsi l’un des plus surprenants  personnages sadiens, celui qu’il nomme “le philosophe nègre”. Rien de plus différent pourtant du regard de Sainville sur l’Afrique que celui de Léonore. 

 Déjà s’élaborait dans mon esprit la réponse assez vive à cet article quand, ce matin, je découvrais dans ma boite mail un deuxième article de Catherine Gallouët, celui-ci de 2011, intitulé “La Nigritie, ou géographies de l’Afrique dans la fiction narrative au XVIIIe siècle. Le cas d’Aline et Valcour de Sade” et là, ô merveille, faisant (sans l’avouer) sa palinodie, Catherine Gallouët développait une analyse complète et très précise du voyage de Léonore, une Léonore regardant vraiment l’Afrique, y voyant ce que Sainville était absolument incapable de voir, en décrivant les paysages comme, dit-elle, pourrait le faire une ethnologue aujourd’hui et y effectuant des rencontres totalement improbables comme celle de ce “philosophe nègre”. 

Me restait-il encore quelque chose à écrire et à contester après cette si salutaire mise au point ? 

Oui, beaucoup de choses et en premier lieu le fait que, après avoir dans le précédent article reproché à Sade de ne jamais donner la parole à des Africains, ce second article s’il parlait de la rencontre avec ce “philosophe nègre”, non seulement ne s’étonnait pas de voir Sade associer la philosophie à un “nègre” mais ne disait rien, absolument rien, du contenu de sa longue intervention. En deuxième et non en dernier lieu, après avoir lié l’ignorance et les préjugés de Sainville et de ses auditeurs au colonialisme, pourquoi lier Léonore et son savoir sur l’Afrique, une femme philosophe et voyageuse téméraire, aussi improbable au XVIIIe qu’un nègre philosophe, à ce même colonialisme? Comme si, de ce colonialisme à venir, un romancier et philosophe du XVIIIe ainsi que ses personnages de fiction devaient absolument être tenus pour responsables.

“Léonore nous offre ainsi une autre vision de l’Afrique, pays souvent magnifique et rempli de merveilles naturelles que l’Européen peut observer, comprendre. Cependant, connaître, c’est déjà posséder. Ce savoir sur l’Afrique, basé sur une méthode rationnelle de connaissance, est aussi celui qui informe la conquète coloniale du XIXe siècle.”[3]

Ne m’étais-je pas promis de ne critiquer aucune des lectures de Sade et de me contenter de tenter de développer mon point de vue dans les lieux qui me permettaient de le faire ? Pourquoi aujourd’hui transgresser cette règle et entrer dans une polémique où il y avait tant de coups à prendre ? Comme il y a des “sociétés chaudes” et “des sociétés froides” ou plus froides que d’autres, il y a des polémiques plus ou moins chaudes et quelle polémique est plus chaude aujourd’hui que celle de l’Afrique dans son rapport à l’Europe et au colonialisme?

Puis-je me permettre, avant d’aller plus loin, de citer Zamé, cet autre grand personnage rencontré par Sainville durant son voyage, le roi d’une île, Tamoé, dont le peuple ne connaît ni la théologie, ni le droit, dont la place publique n’a jamais vu couler le sang et qui sert d’exact contrepoint à Butua, le royaume des cannibales où sur la place publique se débite et se vend de la chair humaine ? Ce personnage n’est pas plus Africain que Sarmiento qui tentait de convaincre Sainville de la relativité des pratiques alimentaires humaines et du fait qu’il était “aussi simple de se nourrir d’un homme que d’un boeuf” mais le discours qu’il tient, loin d’être une justification de la domination blanche ou un habituel discours relativiste, est une critique féroce et sans ambiguité du rapport que l’Européen établit avec le reste du monde pour le plus grand malheur de tous.

“Je n’ai qu’un ennemi à craindre, affirme Zamé en marchant avec Sainville sous les peupliers, c’est l’Européen inconstant, vagabond, renonçant à ses jouissances pour aller troubler celles des autres, supposant ailleurs des richesses plus précieuses que les siennes, désirant sans cesse un gouvernement meilleur parce qu’on ne sait pas lui rendre le sien doux : turbulent, féroce, inquiet, né pour le malheur du reste de la terre, catéchisant l’Asiatique, enchaînant l’Africain, exterminant le citoyen du Nouveau Monde, et cherchant encore dans le milieu des mers de malheureuses îles à subjuguer.”

Qui dit mieux ?

Tamoé et Butua, le pays où l’on aime et le pays où l’on tue, illustrent deux types de rapports que des groupes humains peuvent instaurer avec la nature et avec leurs semblables, mais en 1795, quand il publie enfin, après six ans de Révolution, son roman philosophique, Sade précise que des deux fictions, seule Butua, la sanglante, est “peinte d’après nature par un voyageur qui ne décrit que ce qu’il a vu.”

Est-on sûr dans ce contexte que la Butua dont parle Sade avec ses bouchers de chair humaine se situe bien en Afrique ?

Qui mange qui ?

Le petit groupe de personnes qui écoute les récits de Sainville et Léonore rit de la remarque naïve qui échappe à Mme de Blamont, leur hôtesse, au moment où Sainville raconte qu’il a examiné Léonore (c’était son travail) sans voir son visage, sans reconnaitre son corps, avant de la livrer à l’appêtit du lubrique et carnassier roi de Butua, Ben Mâacoro : 

“Quoi, madame, c’était vous ?… Et vous n’avez pas été… et vous ne fûtes pas mangée.”[4]

La question, “vous n’avez pas été violée ?”, l’essentielle, ne sera pas posée et remplacée par celle à laquelle la présence physique de Léonore dans la pièce suffisait à répondre. C’est le déplacement insuffisamment rapide qui fait rire et la censure d’une question que tous se posent mais qu’il serait de très mauvais goût de formuler dans une telle assemblée. Le lecteur ou plutôt la lectrice attendra donc, elle aussi, que Léonore révèle la manière dont elle s’est sortie, seule, sans l’aide de Sainville, de ce mauvais pas comme de tous les autres. 

Avec l’Afrique et les récits de Sainville et Léonore Mme de Blamont et sa fille Aline, deux femmes soumises à leur époux et à leur père, se distraient agréablement, jouent à se faire peur et tentent d’oublier le président de Blamont, le juge, celui qui, ne tenant aucun compte des désirs de sa fille, de son amour pour Valcour et de l’opposition de sa femme à ses projets, veut livrer Aline à Delcour, le financier, son compagnon de débauche . S’il y a dans le récit de Sade un prédateur redoutable et d’une totale insensibilité c’est bien lui, c’est même cette insensibilité aux plaintes des victimes de sa traque qui est sa caractéristique la plus remarquable, celle que décrit parfaitement son complice, plus novice, que ces plaintes dérangent encore au moment où, sous deux pseudonymes, ils partent forcer leur gibier humain :

“- Oh! mais vous gens de robe, dit M.de Mirville, les plaintes vous excitent, vous ressemblez aux chiens de chasse, vous ne faîtes jamais si bien la curée que quand vous avez forcé la bête… Aussi n’est ce pas pour rien qu’on vous accuse d’avaler le gibier tout cru pour avoir le plaisir de le sentir palpiter sous vos dents.

– Il est vrai, dit Delcour, que les financiers sont soupçonnés d’un coeur plus sensible.

– Par ma foi, dit Mirville, nous ne faisons mourir personne ; si nous savons plumer la poule, au moins ne l’égorgeons-nous pas.”[5]

Métaphore, bien sûr, mais aucune métaphore n’est innocente et celle-là a une une histoire déjà longue au moment où Sade l’utilise.

 Dans tous les groupes humains existe une cuisson ou l’équivalent d’une cuisson des aliments consommés et des manières de table qui sont le propre de l’homme et le distinguent de l’animal carnassier qui “avale” “déchiquette” sa nourriture avant de l’avaler toute crue. Exclure de l’humanité les groupes ayant des pratiques alimentaires ou sexuelles différentes des siennes n’est pas une spécificité européenne mais les Européens l’ont pas mal pratiquée.

Voulant exprimer son dégoût pour l’anthropophagie rencontrée chez certaines tribus des Caraïbes, les Cariba, Christophe Colomb, toujours persuadé d’être arrivé en Chine et d’y avoir découvert les hommes à tête de chien décrits par Marco Polo, les exclut de l’humanité et les nomme “cannibales” du latin canis, chien.

Mais s’il y a des chiens et des cannibales bien de chez nous, il y a aussi des lieux qui leur servent de réserve de nourriture et c’est dans ces lieux que Sade se trouve et il en est parfaitement conscient aussi ne sera-t-il jamais du côté des prédateurs même au moment où dans ses romans il semble les servir et faire leur apologie, apologie toute d’ironie, faite non pour servir mais pour desservir, car au XVIIIe on croit, à tort comme l’Histoire le montrera, qu’“aux louanges outrées, personne ne croit.”

 Sade termine une de ses lettres à son amie Milli Rousset en précisant le lieu où il se trouve : “le poulailler de Vincennes”, une autre est écrite de “la ménagerie de Vincennes”. Difficile donc de se méprendre, si Sade au moment où il écrit Aline et Valcour ne sait pas à quelle sauce il va être mangé, ce dont il est sûr c’est que sa belle-mère non contente de traiter ses biens “comme choux de son jardin”, non contente de l’avoir fait traquer comme un gibier par des exempts de police à sa solde, a aussi “vendu sa vie” et l’a livré à des “anthropophages”. Le terme “anthropophages” est celui que Sade emploie le plus souvent dans ses lettres à sa femme pour désigner ses geoliers.

Le 2 décembre 1779 : “ Ne faut-il pas que le sang coule toujours dans la gueule de l’anthropophage qui s’en nourrit ? Que deviendrait-il s’il s’étanchait ? Oui, madame, je souffre et, qui pis est, toujours de plus en plus.”

Le 20-25 avril 1781 : “ Et vous savez que quand les esclaves de la présidente vinrent me rechercher pour lui servir le second ou le quatrième service de son petit festin anthropophage,j’allais partir pour Saumane…”

Enfin sa femme est autorisée à lui rendre visite mais en présence de de Rougemont, le commandant de la place de Vincennes ce que Sade ne supporte pas, il écrit le 15 juillet 1781: “ qu’on me débarrasse de l’ennui et du chagrin d’avoir là pour perspective ce vilain anthropophage que je déteste. Tâche de m’obtenir cela… Que mon antipathie pour ce vilain homme-là ne t’étonne pas : la brebis n’aime pas le loup. Et sais-tu pourquoi ? C’est que le loup mange la brebis.”

Et qu’est donc d’ailleurs son livre de Bastille “Les Cent Vingt Journées de Sodome” si ce n’est le récit d’un grand festin dont Sade élabore le livre de recettes. Quatre hommes de pouvoir, quatre anthrophages blancs sont là : un duc, un évêque, un financier et un juge qui, pour survivre, vont se nourrir de la morve, de la sueur, des larmes, du sang, du sperme, de la pisse, de la merde, de toutes les sécrétions produites par le pressurage des corps de leurs victimes dans le lieu clos et inaccessible du château de Silling. Sade nous fait pénétrer dans les cuisines du pouvoir et nous offre le “récit le plus impur qui ait jamais été fait” et ce récit est “l’histoire d’un magnifique repas où six cents plats divers s’offrent” à “l’appétit” du lecteur. Livre de recettes pour ogres imaginées par une de leurs victimes, livre qui, à aucun moment ne nous fait saliver, livre ravageur écrit par un homme qui vient de passer des années seul, enfermé entre quatre murs sans pouvoir ni prendre l’air ni jouir du soleil comme n’importe quel animal, condamné à cela “pour son bien” par “des hommes noirs”, lieutenant de police et juges et qui clame ainsi que cette cure, loin de le rendre meilleur, l’a rendu pire.

“Du poulailler de Vincennes, au bout de cinquante neuf mois et demi de pressurage, et sans succès en vérité” Sade, le 26 janvier 1782, envoyait ses étrennes philosophiques à son amie Milli Rousset et dans ses étrennes la comparaison entre les moeurs congolaises et les très civilisées moeurs parisiennes se faisait encore plus explicite.

“… O homme, est-ce à toi qu’il appartient de prononcer sur ce qui est bien ou sur ce qui est mal ?… Toi qui décides si une chose est crime ou si elle ne l’est pas, toi qui fait pendre à Paris pour ce qui vaut des couronnes à Congo… Laisse-la tes folles subtilités ! Jouis, mon ami, jouis et ne juge pas… C’est pour rendre heureux tes semblables… que la nature te place au milieu d’eux et non pour les juger et les punir et surtout pour les enfermer.”[6]

Pauvre Sade que la réponse de Milli a dû tant décevoir, Milli qui n’oublie pas que toutes les lettres envoyées et reçues par Sade sont lues, digérées, caviardées par ses geôliers et le lui rappelle séchement : “Votre philosophie, Monsieur, serait délicieuse dans le pays où je suis, mais elle est très mal vue dans le lieu où vous êtes… Nous sommes nés français, nous sommes chez les Français ; les lois, les usages sont tels que nous les connaissons et non quelquefois comme nous les désirons. Les couronnes à Congo sont accordées à l’idée, à l’opinion du beau, du glorieux, du juste ; la corde à Paris, à tout infracteur de nos lois qui a la sottise de se croire habitant du Congo.”[7]

De la même manière, quand enfin, en 1789, sa femme, devenue bigote, se décide à parler littérature et non listes de courses et intendance avec lui, elle lui fait beaucoup de compliments sur Aline et Valcour dont elle vient de lire le manuscrit mais elle est non seulement choquée par la justification de l’anthropophagie par Sarmiento mais aussi par l’intervention de Zamé et, avec bien peu de délicatesse, elle écrit à son mari toujours à la Bastille et enfermé depuis douze ans :

“ Je suis curieuse de voir comme Zamé diminuera les crimes, et je doute, que s’il soutient son caractère de bonté, il fasse que le crime n’offense pas la loi. C’est traiter bien légèrement le divorce, l’inceste et la pédérastie, que de n’y voir que de l’inconvénient. Ce n’est point les bourreaux et les prisons qui perpétuent les vices, ce sont les goûts et les penchants qui les y entraînent.”[8]

Sade, Levi-Strauss, Minski et quelques ogres de ci, de là

En 1955 quand Levi-Strauss publie “Tristes tropiques”, à part quelques extraits, toute l’oeuvre de Sade est encore enterrée dans l’Enfer des bibliothèques comme Sade l’avait été pendant 28 ans à Vincennes, à la Bastille et à Charenton. Peut-être est-ce pour cette raison, ou parce que Sade est un observateur “de l’intérieur” et non “de l’extérieur”, que, rendant, à la fin de son livre, hommage à Rousseau, le “maître”, le “frère” de tous les ethnologues, Levi-Strauss ne cite pas une fois Sade, l’autre grand amoureux de Rousseau, qui pourtant non seulement illustre son analyse mais la préfigure point par point… avec la souffrance, l’humour et le burlesque en plus.

“ Nous devons nous persuader, écrit Levi-Strauss, que certains usages qui nous sont propres, considérés par un observateur relevant d’une société différente, lui apparaîtraient de même nature que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion de civilisation. Je pense à nos coutumes judiciaires et pénitentiaires.”[9]

Et sur cette base, Levi-Strauss différencie deux types de sociétés, d’une part, celles qui pratiquent l’anthropophagie et qui considèrent que manger des individus porteurs de forces que l’on considère comme négatives, est le seul moyen d’annihiler leur dangerosité et même de la rendre positive en l’intégrant et l’absorbant et d’autre part, les sociétés pour lesquelles Levi-Strauss fabrique un néologisme -l’anthropémie- (du grec emein vomir) qui, pour résoudre le même problème choisissent à l’inverse, d’isoler, d’exclure en les enfermant les êtres qu’elles considèrent comme redoutables. Cette pratique inspirerait, ajoute Levi-Strauss, une horreur profonde “à la plupart des sociètés que nous appelons primitives… et nous marquerait à leurs yeux de la même barbarie que nous serions tentés de leur imputer en raison de leurs coutumes symétriques.”

Que préférer ? Cette question ferait sourire et Sade et Levi-Strauss par sa naïveté car on ne peut être homme que dans une société donnée que nous ne choisissons pas au départ mais qui est la seule que nous pouvons transformer et rendre plus vivable sans la détruire. Pourtant, ni Sade, ni Levi-Strauss n’éludent le problème et tous les deux décrivent, de part et d’autre, dans l’espace et le temps, des sociétés qui sont dans l’honnête moyenne et d’autres comme la nôtre, bien sûr, qui a détruit la quasi totalité des habitants du Nouveau Monde ou celle des Aztèques “plaie ouverte au flanc de l’américanisme” qui comporte, elle aussi, des ogres assez exceptionnels et qui ont été iniques, dit Levi-Strauss, à notre manière c’est à dire  “de façon démesurée”, “excessive”. 

Dans Aline et Valcour, dans les contes et fabliaux, les méchants sont effectivement des hommes noirs mais noire est leur robe et non leur couleur de peau. Noir est l’habit du bien nommé Dom Crispe Brutaldi de Barbaribos de Torturentia, le triste et barbare  Inquisiteur espagnol d’ Aline et Valcourqui, de sa longue aiguille, fouille les chairs, des femmes de préférence, à la recherche de la marque du diable, noire la robe de juge du président de Blamont, noires les robes des “présidents du Parlement qui vous coupent une nuque comme une corneille abat des noix. ”[10],, “homme noir” était Sartine, le lieutenant de police du roi, comme son successeur le bien nommé Le Noir, “homme noir” est encore et toujours sous l’Empire, Royer-Collard, le nouveau médecin de Charenton ayant l’oreille de son frère et de Fouché et qui dénoncera sans cesse la présence de Sade à Charenton, les spectacles de théâtre organisés par lui et parviendra à les faire interdire, noir et terrifiant  sera donc aussi le roman qu’écrira Sade… et burlesque. Il sait, comme il le dit dans Les 120 journées en faisant le portrait du duc de Blangis, comme il le fait dire dans ses contes à rire aux parlementaires provençaux, que les hommes de pouvoir despotiques de tous les temps aiment qu’on se souvienne d’eux comme des ogres criminels et non comme des ogres peureux et imbéciles “qu’un enfant résolu eût effrayé” et qu’un éclat de rire ferait fuir à l’extrémité de la terre. 

Dois-je dire que, de tous les ogres sadiens, mon préféré officie dans Juliette et résoud, d’une manière qui, pour être burlesque n’en est pas moins intéressante, le dilemme du choix entre les deux solutions que l’humanité a trouvé au problème du “mal” – l’ingérer ou le vomir – au profit de l’ingestion. Jugez-en : Minski, cet ogre fabuleux dont le vit tout aussi fabuleux, « un champignon vermeil et large comme le cul d’un chapeau »[11], menace le ciel en permanence et tue tous ceux et toutes celles qui ont le malheur d’être entrepris par lui, cet ogre qui se nourrit de boudin de sang de pucelle et de pâté aux couilles, qui, au dessert, sert à Juliette des étrons dans des jattes de porcelaine blanche, Minski, cet écologiste avant la lettre, ne laisse aucun déchet derrière lui, contrairement à ses concurrents, et sait défendre et argumenter de manière convaincante son point de vue auprès de Juliette :

“ – Oh ! Juste ciel ! Mais mon cher hôte, vous tuez donc autant de femmes et de garçons que vous en voyez ?

– A peu près, et comme je mange ce que je fouts, cela m’évite la peine d’avoir un boucher.” 

Mais, du même coup, cela ne limite-t-il pas le nombre de personnes qu’on tue ? Aucun ogre anthropophage, même avec un appétit d’ogre, ne pourrait ingérer tous les morts que, depuis un bon moment, nos techniques modernes et propres, de plus en plus modernes et de plus en plus propres, de plus en plus efficaces, nous permettent, sans corps à corps, de laisser avec ou sans sépulture sur nos divers champs de bataille. 

“Mangez, ceci est mon corps ; buvez, ceci est mon sang.”. Quand un “philosophe nègre” critique, en latin, le grand mystère de l’eucharistie.

Rapprocher anthropophagie et eucharistie est un lieu commun de la philosophie au XVIIIe mais dans son Dictionnaire philosophique c’est à un philosophe protestant aux lumières bien européennes que Voltaire laisse le soin en 1767 dans son article TRANSUBSTANTIATION de dire son horreur à l’idée que “tous les jours dans les pays catholiques, des prêtres, des moines… mangent et boivent leur dieu, chient et pissent leur dieu.”. Tenter et réussir le tour de force à la fois de présenter l’Ethiopie comme un pays profondément chrétien suivant le rite copte, c’est à dire un rite autochtone, et un pays n’ayant rien à envier à l’Europe en matière de critique religieuse, qui, à part Sade, l’aurait osé ? Reconnaître que le latin permet des échanges théologiques entre des personnes ne parlant pas la même langue, reconnaître que “tout est symbolique ici comme dans tout ce que proférait Jésus” et que ce qui est criticable dans la transubstantiation c’est “de prendre ses discours à la lettre” fait de ce “philosophe nègre”, quelqu’un de beaucoup plus nuancé qu’un Voltaire, quelqu’un dont la dissertation va “enchanter” Gaspard, le compagnon à ce moment-là de Léonore, et l’amener à s’écrier, “ avec enthousiasme” : “Je n’aurais jamais cru que tant de lumières pussent pénétrer au sein de l’Afrique. On a beau propager l’erreur, on a beau la porter au bout du monde, on a beau la faire circuler, elle trouvera toujours des ennemis ; elle rencontrera toujours des bornes partout où la raison humaine aura la liberté de se faire entendre.” Et Léonore de grossir encore le trait, si c’était nécessaire, “Et j’approuvais dom Gaspard , et le philosophe noir, parce que je pensais bien intimement comme tous les deux.”[12]

Ce qui importe ce n’est ni sa couleur de peau, ni son sexe, ni le lieu où le hasard nous a fait naïtre, le propre de l’homme où qu’il ou elle se trouve c’est bien comme l’affirmait déjà Descartes “le bon sens”, “la capacité de distinguer le vrai du faux”, la Raison, mais, encore faut-il, ajoute Sade  qu’elle ait “la liberté de se faire entendre”. Quelle est la différence entre une Justine toujours victime et une Léonore qui sait échapper à tous les pièges ? non l’intelligence, Justine a de “l’esprit” tous ses bourreaux le reconnaissent, mais elle a aussi une chimère à laquelle elle se refuse à renoncer : sa foi religieuse, c’est elle qui la fait tomber dans tous les pièges que va lui réserver son abominable périple, mais c’est aussi elle qui lui permet d’y survivre, de rester droite, non comme un i, mais “comme un peuplier”, dit Sade, que la bourrasque plie mais ne rompt pas. Léonore, par contre, est philosophe, elle a lu tous les livres qu’une honnête femme de son époque, une Mme de Blamont, une Aline, ne lit pas, ne doit pas lire et seul son amour pour Sainville l’empêche de suivre le destin de Juliette, la libertine.  La préface de La nouvelle Justine précise qu’elles vivent toutes “dans un siècle absolument corrompu”, à ce siècle Juliette s’adapte, Léonore et Justine résistent mais si Léonore réussit où Justine échoue c’est parce que, contrairement à Justine, elle sait que dans ce siècle corrompu ce n’est pas à ceux qui se présentent comme les gardiens de la loi, de la foi et de la vertu qu’il faut demander de l’aide. Si Justine se précipite dans un couvent pour passer la nuit à l’abri, Léonore, bien au contraire, parvenue à un couvent de Capucins, dort sous un chêne à la belle étoile, à l’air libre et à l’abri de son arbre : « Je n’avais aucune envie, dit-elle, d’aller demander asile à ces bons pères; je serais devenue, dans leur retraite, un morceau trop friand pour eux»[13]. Pour éviter d’être dévorée toute crue par les anthropophages du temps Léonore évite les lieux clos et marche à l’air libre sur tous les  chemins fréquentés par les bandits, les bohémiens, les comédiens et au terme de son parcours tire la conclusion qui s’impose : “Ce ne sera donc jamais que dans les états proscrits par la société que je trouverai de la pitié et de la bienfaisance, et ceux qui sont chargés d’y maintenir l’ordre et la paix, ceux qui doivent y faire régner la piété et la religion… ne m’offriront que des horreurs et des crimes ! La civilisation est-elle donc un bonheur ?…”[14]

 Ni Rousseau, ni Sade n’ont la nostalgie d’un mythique état de nature et si la société construite par Zamé ne connait que quelques lois très douces, elle n’est pas “sauvage” mais il n’est nul besoin de se référer à cette île utopique pour savoir ce qu’est le paradis pour Sade. S’il existe, pour lui, c’est en Afrique, dans le continent noir qu’il faut aller le chercher, dans ce paradis, nulle pomme dit-il mais des orangers, des citronniers, des grenadiers, des arbres couverts de fleurs et des roses “à l’odeur bien plus forte et bien plus délicate que les nôtres”, aucune province en Europe n’est plus “artistement cultivée : le cardamomum et le gingembre en donnant à ces plaines un aspect flatteur, parsème l’air d’atomes les plus odoriférants ; agréablement coupées par de vastes rivières bordées de lis, de jonquilles, de tulipes et de violettes, on se croit dans le paradis terrestre”[15]

 Nul besoin d’aller “civiliser” l’Afrique ! Pour Sade enraciné en Provence, dans la province “gothique” par excellence dont les habitants terrifiaient Casanova, l’Italien, par leur “férocité”, la plupart de ces discours sur la “modernité civilisatrice” d’un “siècle des lumières” sont poudres de perlimpinpin jetées aux yeux de naïfs mais lui, Sade, comment pourrait-il encore y croire dans la nuit de son cachot de Vincennes ou de la Bastille ? Dès 1779 il écrivait à Milli Rousset : “On priait un jour l’empereur Tibère de faire juger un infortuné qui gémissait depuis longtemps dans les prisons : « J’en serais bien fâché, répondit le tyran. – Et pourquoi ? – C’est qu’il serait condamné à mort et que je n’aurais plus le plaisir de savoir qu’il souffre. »Ce  Tibère, comme vous le savez, était un monstre. Pourquoi donc nous, qui sommes si doux, si policés, si charmants, nous qui vivons dans un siècle d’or[16], sommes-nous aussi féroces que ce Tibère ?”

Oui, mais me dira-t-on la Révolution est passée par là, les philosophes sont arrivés au pouvoir supprimant l’arbitraire des lettres de cachet et toutes les discriminations considérées jusque là comme naturelles et dès son sous-titre l’éditeur d’Aline et Valcour  ne précise-t-il pas, “écrit à la Bastille un an avant la Révolution de la France”, donnant ainsi un petit goût de vieux et un petit “goût de chaine” à son roman philosophique ?

“Ô vous qui avez la faux à la main…”

Insérer un pamphlet, trouvé non au palais Royal mais au Palais Egalité et intitulé “Français encore un effort si vous voulez être républicains”, dans La philosophie dans le boudoir publié en 1795, la même année qu’Aline et Valcour, c’est revendiquer le fait que ce qui se dit et ce qui se fait dans ce boudoir soit d’un actualité brûlante. De même quand, dans La nouvelle Justine publié en 1797, Sade fait lire à l’évêché de Lyon La philosophie dans le boudoir à l’abbé-secrétaire qui introduit Justine auprès de celui qui sera le pire de ses bourreaux aucun malentendu n’est possible : ceux qu’il met en scène ne sont pas liés à l’Ancien Régime mais au nouveau.

Enfermé depuis 1777, à sa libération 13 ans plus tard, Sade est pris d’une boulimie de rapports sociaux et se précipite au théâtre pour y découvrir avec étonnement que les Parisiens ont maintenant le goût du “noir” : “nous sommes devenus anglais… Que dis-je ? Anthropophages !… cannibales !”[17]et c’est dans ce goût qu’il va écrire la première Justine en 1791, “mon imprimeur me demandait (un roman) bien poivré, et je le lui ai fait capable d’empester le diable.”[18]

Le 19 novembre 1794, un mois après avoir été libéré de Picpus, Sade écrit à Gaufridy “tous ces gens-là ont bien agi avec nous comme l’auraient fait des anthropophages”, on est passé en trois ans du “goût” aux pratiques anthropophages et dans cette même lettre Sade décrit ses neuf mois de prison et sa condamnation à mort pour “modérantisme” par Fouquier-Thinville. Dans le vocabulaire du temps, bien proche de celui de Butua, on disait que Fouquier-Thinville tenait “le comptoir de la boucherie” et “faisait provision de gibier” pour le bourreau Samson qui “travaillait la marchandise” sous les encouragements de spectateurs qui criaient : “Broyons ! Broyons du rouge !”

Mais n’est-ce pas à ce moment précis que l’esclavage est enfin aboli dans les colonies françaises ? Comment penser ces contradictions ? Comment réussir à comprendre la trajectoire d’un Robespierre, farouche opposant à la peine de mort devenu le symbôle d’une Terreur qui va s’accélérer sans cesse et couper les têtes de tous ceux qui veulent l’arrêter dont celle de Robespierre d’ailleurs ?

“Il faut s’incliner devant la contingence absolue de l’histoire”[19]affirme avec raison, me semble-t-il, Levi-Strauss : à une voix près la peine de mort aurait été abolie, à une voix près Louis XVI n’aurait pas été condamné à mort, à un jour près Sade aurait eu la tête coupée avant d’avoir publié autre chose que la première Justine.Pitié pour les “grands hommes” ! Méfions-nous des “bonnes causes” du moment, méfions-nous de ceux qui se disent “vertueux défenseurs du bon droit”[20]des noirs, des blancs, des femmes, des pauvres, des exclus, des esclaves. 

Rions quand, en 1795, Mme de Saint-Ange fait sortir Augustin le jardinier avant de lire un pamphlet égalitariste en lui disant que ce texte n’est pas fait pour ses oreilles.

Rions quand ce pamphlet déduit d’affirmations incontestables des conclusions absurdes et criminelles.

Rions quand au nom de la vertu et du bonheur de tous, on manie la funèbre faux pour tailler “l’arbre de la superstition”.

Rions quand pour construire un homme ou un peuple nouveau, pour “régénérer” une nation on coupe, on élague des branches considérées comme dangereuses pour la survie de l’arbre au risque de tuer l’arbre.

Remarquons que ce pamphlet totalement burlesque et qui fait l’objet de tant de lectures sérieuses commence, en pleine période de déchristianisation, par encourager l’accélération de l’usage de la “faux” par ceux qui l’ont en main – “Portez le dernier coup”, leur dit-il, et tant que vous y êtes déracinez totalement le si contagieux “arbre de la superstition”- mais finit par condamner totalement la peine de mort et toutes les violences transformant en martyrs les sectateurs des causes que l’on veut éradiquer :

“ Ce ne serait donc point à permettre indifféremment tous les cultes que je voudrais    qu’on se bornât, je desirerois qu’il fût libre de se rire et de se moquer de tous, que des hommes réunis dans un temple quelconque pour invoquer l’éternel à leur guise, fussent vus comme des comédiens sur un théatre ; au jeu desquels il est permis à chacun d’aller rire ; si vous ne voyez pas les religions sous ce rapport, elles reprendront le sérieux qui les rend importantes, 

. Je ne saurois donc trop le répéter, plus de Dieux, français plus de Dieux… mais ce n’est qu’en vous en moquant que vous les détruirez, tous les dangers qu’ils traînent à leur suite renaîtront aussi-tôt en foule, si vous y mettez de l’humeur ou de l’importance. Ne renversez point leurs idoles en colère, pulvérisez-les en jouant, et l’opinion tombera d’elle-même.”[21]

Pour Hegel, il y a des ruses de l’histoire, les hommes en suivant leurs passions poursuivent des buts qu’ils n’atteignent pas et en atteignent d’autres totalement imprévus et c’est cela qu’il nomme la Raison dans l’histoire mais pour Levi-Strauss comme pour Sade n’existe nulle Raison à l’oeuvre dans l’histoire mais une constante déraison dont nous pouvons simplement tenter de limiter les abus et les effets négatifs. Gardons-nous de diaboliser ou de diviniser une culture ou une société, gardons nous de diaboliser ou de diviniser les hommes du passé, essayons de les comprendre après coup tout en sachant que “les humains se trompent à tout coup ; l’histoire le montre. On dit “de deux choses l’une”, et c’est toujours la troisième. ”[22]

Mais ne peut-on pas recommencer, ingérer, digérer plutôt que trier, expurger et vomir ? 

«Le jugement du point de vue de la dégustabilité (c’est à vomir!) est le jugement fondamental de la morale.» nous rappelle Nietzsche, plus douce et plus juste me parait la méthode sadienne celle issue du passé et des sociétés les plus archaïques, celle des conteurs et des femmes qui, depuis des temps immémoriaux, racontent pour le plus grand plaisir des enfants des histoires horribles. “Ne pensons plus à nos maux que pour en faire frémir nos neveux.”


[1]   Catherine Gallouët: “Sade, noir et blanc : Afrique et Africains dans Aline et Valcour (travaux choisis de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle, vol24, 2005, p78 (URI:http://id.erudit.org/iderudit/101217ar)

[2]   Ibid p 67.

[3]   La Nigritie… in Geographiae imaginariae. Dresser le cadastre des mondes inconnus dans la fiction narrative de l’Ancien Régime” ed. MC Pioffet, Québec, PUL.

[4]   Aline et Valcour, Pléiade, t1, p 609

[5]   Aline et Valcour, Pléiade, t1, p 434.

[6]   MP Farina Sade et ses femmes, ed François Bourin, 2016, p 187-188.

[7]   Ibid p 190.

[8]   Aline et Valcour,Documents, Pléiade 1, p1224

[9]   Levi-Strauss, Tristes tropiques,Plon, 1955, p 448 et suivantes.

[10]Le président mystifié, Historiettes, contes et fabliaux,OC, t. XIV, p. 176.

[11]Sade Histoire de Juliette, 10/18, t.2, p. 227.

[12]Aline et Valcour,Pléiade t1, p775-776.

[13]Aline et Valcour,Pléiade t1, p 926.

[14]Ibid p935.

[15]Ibid p772.

[16]Siècle des Lumières par opposition aux siècles gothiques où la religion, la superstition dominaient.

[17]Lettre à Gaufridy  fin mai 1790, MP Farina Sade et ses femmes,ed F.Bourin, p 259.

[18]Ibid lettre à Reinaud 12 juin 1790 p263.

[19]Claude Levi-Strauss, Didier Eribon  De près et de loin,ed Odile Jacob, 1988, p 175.

[20]Sade Isabelle de Bavière, Oeuvres complètes, ed Têtes de feuilles, 1973, tXV, p399.

[21]La philosophie dans le boudoir, Français encore un effort…folio p 205

J’arpente la région parisienne avec délice

Céline Mounier, 27 mai 2020

Une expérience de « Créativités & Territoires »

Pendant le confinement, j’ai créé le groupe Facebook Dans mon kilomètre carré introduit ainsi : « Notre oecoumène s’est progressivement rétréci depuis la fin de l’hiver. Ce printemps, il s’est réduit à notre kilomètre carré. J’ai plaisir à arpenter mon kilomètre carré. Je découvre chaque jour des nouveautés. L’esprit vagabonde. Un jardin résonne avec un autre en souvenir ailleurs. Un jasmin se fane ici et éclôt ailleurs. Les senteurs du soir m’enivrent. Je regarde des habitats variés. Nous en parlons. Nous parlons de ce que nous aimons là où nous habitons. Le vent qui souffle sent presque la mer. L’air est pur il faut dire. Voilà, l’idée de créer ce groupe vient de cette volonté de raconter des récits de nos kilomètres carrés. Peut-être bâtir un nouveau livre de géographie par extensions successives. » J’aime cheminer en géographe.

Depuis le 11 mai, nous pouvons bouger sans autorisation dans un rayon de cent kilomètres désormais et j’ai créé un nouveau groupe cette fois appelé Changement d’échelle avec cette introduction : « Nous pouvons bouger sans autorisation dans un rayon de cent kilomètres. De 3,14 km2, nous passons à 31400 km2, sacré changement d’échelle ! Je lis : « J’ai donc pris un autobus pour aller vers la Seine, afin de ne pas me perdre. Puis j’ai suivi celle-ci jusqu’à la nuit, direction la Normandie » (La dériveuse, de Dorothée Blanck). Où suis-je au bout de 100 km ? Je lis qu’à Saint-Denis, je pourrais rencontrer Olivier Darné, apiculteur, qui a inauguré des promenades urbaines guidé par le butinage des abeilles. L’idée lui est venue de la découverte qu’il a faite de l’extrême variété des pollens. Les analyses mellifères ont en effet révélé des origines orientales mais aussi brésiliennes et argentines des fleurs butinées. La ville est un terroir fertilisé par les graines véhiculées par les vents, les animaux et aussi des gens qui ramènent des graines dans leurs poches et des variétés des étals des marchés. Je peux maintenant aller goûter du « miel-béton » comme il le nomme (Source : Paysage, Art, Métropole, ouvrage collectif sous la direction de Jacques Deval, qui a pour objectif de construire une culture de territoire en atelier « Paysage », ouvrage paru en 2019). Quelles découvertes inédites faire ? »

À l’heure où j’écris ces lignes, j’ai revu la Seine sur le boulevard des Maréchaux, regard tourné vers la mer, j’ai revu ma mère et j’ai mangé des cerises dans son jardin après un trajet en vélo de 25 km, j’ai terminé la lecture de Paysage, Art, Métropole, tout en poursuivant l’arpentage de mes 3,14 kilomètres carrés. J’ai aussi relu les travaux de mes étudiants et étudiantes du DUT Métiers du Multimédia et de l’Internet de Marne la Valléeque j’ai fait travailler sur le thème « ce que j’aime là où j’habite ». Un travail que nous avons entamé au début de l’année et que nous avons poursuivi confinés, sur des groupes WhatsApp et par mails.

Dans ce qui suit, je chemine en poète dans mes souvenirs de marches urbaines et de circuits à vélo, dans l’ouvrage Paysage, art, métropoledans lequel il y a des pépites et dans  les travaux de mes étudiants qui contribuent à révolutionner le monde comme il pourra être bon. Quand je les mentionne, j’écris en italique. Quand j’écris « je lis », c’est que c’est extrait de l’ouvrage Paysage, art, métropole. J’écris en grasdes rêves éveillés qui pourraient devenir des slams. Ce cheminement contribue à l’artialisation de la région parisienne, parisienne et banlieusarde de proche et grande banlieues que je suis. 

Je lis que parler des paysages est une nécessité pour mieux vivre ensemble. Je lis sur le Grand Paris que c’est 68 nouvelles gares, 450 cheminées d’aération, des mètres cubes de déchets, la sauvegarde des Rigoles Royales sur le plateau de Saclay, pour ne citer que ces exemples. Le projet de construire une culture de territoire en ateliers « Paysage » a été créé pour inspirer une politique qui lie le paysage, l’art et la métropole pour faire évoluer la nature du travail de projet d’environnement et d’équipement.

En lisant, je découvre des hauts lieux : la vallée de la Seine de Paris-Rouen-Le Havre, le canal Seine Nord Europe, les 25 km des Grands Casiers de La Bassée, le cyclop de Fontainebleau, le suivi de l’Axe Magistral, l’axe115° Sud-Est/Nord-Ouest que trace la Seine entre Paris et Le Havre, le grand mail du Parc des Lilas, le SiloScope à Vitry-sur-Seine, la butte de Montgé-en-Goëlle, l’enfilade Cité Internationale, parc Montsouris, rue René Coty. 

Dans les confins de mon kilomètre carré, j’allais, j’arpentais 

Pour trouver des lieux où chanter, où danser. 

Émerveillée, dansant masquée, je racontais cela

à Lucie, à Mathilde, à Frédéric, à Marta. 

Le soir, je suivais Marta sur Facebook, le rendez-vous de 19h45. 

L’ouverture prudente approchant, nous descendions soigner les vélo-chevaux. 

Le temps était venu de calmer leur impatience.

D’ouvrir les yeux plus loin.

Je lis qu’une carte « mongrandparis » a été créée sous l’égide de l’Atelier international du Grand Paris et de la Métropole du Grand Paris. « Venez placer vos lieux sur la carte Mon Grand Paris et discuter les lieux placés par d’autres habitants… nos lieux de tous les jours,nos lieux de plaisir et nos lieux d’exception, nos lieux de projet et même nos lieux de déception. Ensemble tissons l’étendue de la métropole et contribuons à forger une communauté de destin à travers le récit inédit d’un Grand Paris réuni, approprié par tous ses habitants. » La carte a été réalisée par Joseph Rabie dans le cadre d’un travail doctoral sur « ce qui fait lieu » sous la direction de Thierry Paquot. Chacun vient parler de ses lieux. Chacun décrit son lieu. Le jeu devient un « placebook ».

Le jeu du Grand Paris par Nicolas Briane et Florien Demazeux

Il s’agira d’un site web proposé comme un jeu de société afin de pouvoir découvrir le Grand Paris. Voici sa promesse : « Il pourra vous faire voyager dans l’Île de France d’un point à un autre avec divers options de voyage, à pied, en vélo. Il y aura des parcours selon des modes : pressé, voulant se laisser porter, arpenteur, flâneur. Des points de vue devront être débloqués sur la carte de l’ile de France pour gagner des points. Des points de vue très secrets bien évidemment ! Le jeu du Grand Paris permettra aussi de voyager dans le temps avec une rubrique réservée à l’évolution des gares du Grand Paris. Ainsi, on y verra les changements du paysage au fil du temps. Le Jeu  du Grand Paris permettra de faire voyager les usagers par l’utilisation de trajets plus agréables à vivre, avec la possibilité de faire des détours pour avoir des vues incroyables sur certains lieux et développer des opportunités de se dire que l’Île de France est une région où voyager pour le plaisir ! »

J’arrive ici, à un carrefour à Ballainvilliers,

C’est au nord de l’Essonne.

Je le tague « secret », 

Je verrai qui viendra le débloquer.

La minute de danse, c’est bientôt,

Je sais où c’est, je file pressée.

Je lis que la promenade urbaine est parcours. Je pense à cela en arpentant mes kilomètres carrés et maintenant au-delà. Cela aiguise le regard. La promenade urbaine est lien entre espaces déliés. Elle peut amener à reconsidérer des paysages délaissés.  Le parcours par le sentier permet d’appréhender la proximité physique, spatiale, la notion de « lieux de vie », le circuit court, le véritable local. Je lis la formule « Aller à zonzon ». Elle est employée par Francesco Careri. Les dérives créent des cartes des vides qui occupent des grandes surfaces, souvent « des surfaces plus grandes que les pleins. Et ce souci est encore présent dans les modes de représentation : cartes fragmentées, images floutées, dessins et diagrammes génératifs et travaillés afin de transmettre l’arborescence, la capillarité, la diffusion, la vitesse, le devenir. » 

OùVerdure ! par Gautier Dépit, Mélanie Farault, Zélie Mailait et David Pinheiro

Oùverdure !, ainsi écrit et ponctué, a pour promesse de « rendre service à toute personne en quête de nature en mettant en avant sous forme d’une application les espaces verts dans toute la France. Par espace vert nous désignons : les forêts (tous les types de forêts), les parcs, des balcons, les jardins urbains, les espaces verts des copropriétés, tous les jardins privés. Nous créerons une communauté de passionnés qui par leurs interactions entretiendront leur passion tout en développant l’application. Il y a plein d’occasions de repérer où il y a de la nature en ville, la chasse aux œufs par exemple, des promenades urbaine aussi. La ville est mitée de vert. Avec Oùverdure !, il sera possible de créer une œuvre artistique de la ville augmentée, « un vrai travail de redesign des cartes des villes ».

Je regarde les abeilles sur le balcon.

Elles aiment les fleurs de basilic,

Il faut laisser fleurir le basilic pour les abeilles. 

Je veux voir la ville à hauteurs d’abeilles et d’oiseaux.

Je lis que Val’horest une organisation qui rassemble tous les professionnels de la filière verte. « Qu’ils soient petits comme des balcons, modestes comme des squares ou vastes comme des parcs, qu’ils soient publics ou privés, individuels ou partagés, qu’ils soient ouvriers ou curés, potagers ou médicinaux, verticaux ou terrasses… tous les jardins sont bons pour la santé. » OùVerdure !pourra s’associer avec Val’hor. 

La ville fait naître des potagers

des forêts urbaines, nourricières. 

Et des cours de cuisine. 

La ville composte. 

À San-Francisco, vous savez, Vacaville est le grand composteur.

 « Les refondatrices du site web » des AMAP : Lara Calle Gomez, Irène Chazalviel, Yaëlle Clausse, Morgane Marquis 

« Il faut dynamiser le site web des AMAP. Cela contribuera à développer des ardeurs pour faire partie d’une AMAP. Il tout autant adresser ceux qui recherchent des AMAP que des créateurs d’AMAP, ceux et celles qui aimeraient créer une AMAP un jour. Les AMAP doivent être accessibles aux enfants pour découvrir l’agriculture en ville. La refonte du site pourrait par ricochet faire des émules dans d’autres secteurs d’activité. »

Tu me dis qu’il n’y a pas de vert chez toi.

Je réponds « je ne te crois pas, cherche-le ».

« Friche découverte hier ». Photo 

Prenons date pour dériver ensemble. 

Je lis que la question de l’artialisation du territoire est cruciale pour créer de bonnes conditions un projet de paysage. Je précise ce point : la notion de paysage-projet se définit par cette « mise en art » des territoires fragmentés dans la perspective de recomposer un paysage contemporain à venir. Les arts de la rue fabriquent de l’espace public. Par exemple, un observatoire photographique a été créé pour garantir le profil des buttes de Montgé-en-Goële. L’artialisation, c’est un projet d’intégration et d’intensification du territoire. L’homme habite en poète. 

Je revisionne Pina de Wim Wenders.

Nous parlons avec Frédéric,

De hacker la ville le temps d’un été.

Hacker la ville de gestes amples,

de regards, 

Masqués. 

On observe partout de l’homogénéisation des constructions et un dominant design de l’aménagement des espaces publics tissé de quelques préciosités coûteuses inutiles et même dangereuses. En même temps, chacun crée son habitat en rapport avec la nature et l’esthétique. Je lis avec ravissement qu’à Saint-Denis, je pourrais rencontrer Olivier Darné, l’apiculteur, qui a inauguré des promenades urbaines guidé par le butinage des abeilles. Je peux maintenant aller goûter du « miel-béton » comme il le nomme. J’aime à penser que Les copains d’abord auront plaisir à imaginer un événement sur le thème du miel. 

« Les copains d’abord« , par Luca Miranda, Mehdi Tanine, Calvin Vatel

« Des copains trouvent des lieux où se retrouver. Les copains d’abord, c’est entre Snapshat et La Fourchette, à ces différences près essentielles que des garçons de café sont de la partie et qu’il n’y pas que des lieux où on mange et boit qui sont des lieux où se retrouvés. Une cour de résidence peut être un lieu où il fait bon se retrouver. Chaque participant peut de manière ludique couper sa localisation (il y a un mode « je dors », « je fais mon ours »). Les copains d’abord, c’est un covoiturage d’activités ». 

Je lis aussi des « promenades urbaine » ont été organisées par Maud le Floc’h à titre de procédures d’échanges d’impressions et de savoir entre « un élu, un artiste ». Tel est le nom du dispositif de recherche action qu’elle a mise en place. Des couples ainsi constitués confrontent leur vision de la ville, familière pour l’un, inconnue pour l’autre. L’un guide l’autre. L’autre raconte la promenade urbaine avec son art. L’objectif de cette recherche action est de croiser les perceptions et les préoccupations pour offrir aux projets d’aménagement des contrepoints sensibles et émotionnels, de croiser technique et esthétique, d’impulser des pratiques alternatives et créatrices à l’intérieur de cadres figés. Il pourrait y avoir toutes les promenades à vélo et les autoroutes à vélo. Wildprojetest éditeur français d’itinéraires mêlant géographes, paysagistes et artistes. 120 km entre Saint-Denis, Créteil et Versailles. 

À un de ces quatrepour rouler de Saint-Denis à Versailles

À un de ces quatre pour faire le tour de l’Essonne

À un de ces quatre pour le Tour du Grand Paris

À un de ces quatre pour marcher de Montrouge à Aubervilliers.

« À un de ces quatre » par Elias Bugel, Nathan Descoins, Amandine Fulop, Hamdiata Traore

« On se dit À un de ces quatre. La formule « à un de ces quatre » est entre « au plaisir de nous revoir » et « à la prochaine fois », elle a un côté facilitateur pour se voir, se revoir, le service pourrait être connecté à son carnet de contact et son agenda, il faudrait donner envie d’inviter des amis, il y a un côté « le groupe de personnes qui viennent de n’importe où », il y a des gens de passage et des gens toujours là. Ce qui les réunit, des centre d’intérêt, des actions communes, du jardinage, des lectures de romans, de la couture, de la danse, etc. »

Nous marchons conteurs, photographes, danseurs. 

Gabriel nous accompagne caméra au poing. 

À La Courneuve, je rêve que des saltimbanques s’installent sans chapiteaux

Et qu’à Aulnay des furtifs installent des tyroliennes.

La ville est aérienne.

Gabriel filme. 

Zen Spot, par Priveen Amirthalingam, Tiphanie Dos Santos, Vincent Vezolles

« Des lieux calmes en vidéo, ça a un côté incongru, et c’est bien ça le pari de  Zen Spot. Un zen spot peut l’être à un moment et pas à un autre, tenez, tel café par exemple. Des Zen Spots peuvent être dynamiques. D’ailleurs, le terme Spot évoque un côté squat, « tiens un lieu calme, on s’y met », nous, « la communauté des siesteux au soleil », la cartographie est dynamique, il y a un côté furtif des lieux calmes. Les Zen Spot sont aussi les médiathèques. La France dispose de 16 000 médiathèques, plus que de bureaux de poste, dont d’itinérantes. Les deux tiers mènent des actions hors les murs. Elles réparent et ravaudent. »

Je lis à voix haute dans la cours de mon immeuble. 

Le temps du confinement a été l’occasion de le transformer en espace public.

La pensée voyage

Ex Libris, New-York, ravaudage, 

Soleil de région parisienne dans une cours d’immeuble. 

Je referme Paysage, art, métropole, je lis sur sa couverture cette citation de G. Didi Huberman : « … l’air en tant que mouvement de respiration, c’est-à-dire d’échange du viscéral et de l’atmosphérique par le biais d’un fluide, d’une matière mobile et invisible. Alors peuvent s’échanger le singulier et l’universel, l’intime et l’obsidional, la vie du profond dedans et celle du grand dehors. » 

Merci beaucoup aux étudiants du DUT MMI Champs sur Marne (Université Gustave Eiffel) pour leur créativité

Merci à la librairie Zenobi de vendre d’aussi intéressants ouvrages.

MATISSE, anamnèse d’une vocation

L’ethnologue Giulia Bogliolo Bruna a édité en 2015 dans la collection « Éthiques de la Création » (Institut Charles Cros/Harmattan) Les Objets messagers de la pensée inuit, ouvrage préfacé par Jean Malaurie et postfacé par Sylvie Dallet. En marge de l’exposition« Devenir Matisse … Ce que les Maîtres ont de meilleur»[1], elle confie à l’institut Charles Cros cette analyse qui retrace la vocation de Matisse vers la couleur, alors que les Académies de peinture, au tournant du XXème siècle, voyaient dans la peinture l’apogée du dessin. Passionnée de poésie et de couleurs, attentive aux formes artistiques comme autant d’expressions de la pensée, Giulia Bogliolo Bruna continue son enquête sur les moments de la création contemporaine.

« Tout homme a une vocation », écrivait Søren Kierkegaard. Vocation qui, à la manière d’une potentialité, aspire à l’actualisation pour peu qu’elle rencontre un contexte favorable et que l’on consente aux efforts pour y parvenir. Rien ne prédestinait Henri Matisse à embrasser la carrière d’artiste.

Issu d’une longue lignée de tisserands et d’un père grainetier, il suit à l’Université de Paris des études de droit qu’il termine avec succès. Dès 1889, il est clerc d’avoué chez maître Duconseil à Saint-Quentin.

C’est dans l’espace confiné de l’hôpital, à la suite d’une crise d’appendicite, qu’il découvre le plaisir de la peinture. Son voisin de lit, Léon Bouvrier, qui peint à l’huile des paysages à partir de reproductions en couleurs, lui conseille de s’adonner à cette distraction : «Cette idée ne plaisait pas à mon père, écrit Matisse, mais ma mère prit sur elle de m’acheterune boîte à couleurs contenant, dans le fond, deux petits chromos représentant l’un, un moulin à roue, et l’autre l’entrée d’un hameau »[2].

Ainsi, par les arcanes du hasard, Matisse se révèle à lui-même : «…À partir du moment où j’avais cette boîte de couleurs dans les mains, c’était là qu’était ma vie[…].C’était le grand attrait, rappelle-t-il, l’espèce de paradis trouvé dans lequel j’étais tout à fait libre, seul, tranquille »[3].

Habité par une volonté opiniâtre de se doter d’une solide éducation artistique, Matisse, tout en travaillant dans le cabinet notarial de Maître Derieux, suit les cours de dessin de l’école Maurice Quentin-de-La Tour à Saint Quentin.

Après avoir réalisé une copie d’un moulin à roue qu’il signe  « Essitam » (Matisse à l’envers), il peint, en 1890, deux toiles titrées Nature morte avec des livres (huile sur toile) : il y met en scène ses livres de droit.

Loin de constituer de timides exercices picturaux, balbutiants, voire maladroits, ces tableaux au style très classique témoignent d’une remarquable maîtrise technique : «… Je me suis rendu compte, en réfléchissant, confiera-t-il par la suite au critique d’art Pierre Courthion, que ce que je retrouvais là-dedans c’était ma personnalité. […]On est dans tout ce qu’on fait, dans ses premières toiles aussi bien que dans les dernières »[4].

Possédé par une « force étrangère » qui le hante et le dépasse, le jeune Matisse suit son instinct premier : il délaisse le notariat et décide de se consacrer entièrement à la peinture. Le père se montre hostile à cette vocation tardive. Seule la mère, peintre amateur à ses heures perdues, l’encourage et le soutient : elle intervient auprès de son époux afin qu’il lui octroie une petite pension pour payer ses études artistiques. 

En 1891, Matisse se rend à Paris pour parfaire sa formation.Il considère, en effet, l’école un « outil nécessaire » pour acquérir la discipline et la «rigueurcréatrice », dont il fera preuve par la suite.

C’est le temps de l’apprentissage, des rencontres, des espoirs et des déceptions : Matisse intègre l’Académie privée Julian où il suit les cours du peintre académique William Bouguereau, l’une des célébrités de l’époque (Grand Prix de Rome en 1846). Ce dernier se montre cassant à son égard et lui reproche vigoureusement de ne pas savoir dessiner, d’ignorer la perspective et, dulcis in fundo, de négliger la propreté de ses travaux. Il quitte alors l’atelier et s’inscrit à celui du professeur Gabriel Ferrier (Prix de Rome en 1872). Il y pratique le dessin de modèle vivant.

En janvier 1892, Matisse présente Nu débout, un nu au fusain sur papier, à la première étape de l’examen d’entrée de l’École des Beaux-Arts, appelé le « concours des places ». Il échoue. Car, même s’il maîtrise la technique, il ne respecte pas stricto sensules règles canoniques et s’éloigne de l’idéal classique. Or, ses évaluateurs lui reprochent précisément cette liberté d’esprit et cette hardiesse. 

Matisse fera don en 1952 de cette académie d’homme au Musée de Cateau- Cambrésis en commentant d’un ton quelque peu revanchard : « Je ne dessine pas mieux aujourd’hui, je dessine autrement »[5].

Déçu par un enseignement techniciste, qui réduisait le dessin à un procédé mécanique et à un jeu de virtuosité, il postule à l’École des Beaux-Arts, dans l’atelier de Gustave Moreau : accueilli comme élève libre, il fréquentera cette Institution jusqu’en 1898. 

Parmi ses condisciples figurent, entre autres, Rouault, Marquet, Camoin et Manguin… 

Moreau reconnaît d’emblée le singulier talent du jeune peintre, « bon élève, travailleur assidu bien doué…» écrit-il dans une Lettre adressée au père de Matisse. 

En véritable maïeute, il cerne son potentiel et l’incite à suivre son intuition première ; il lui apprend à questionner les œuvres des Maîtres, à se les approprier sans craindre de perdre sa propre originalité et à lutter contre le réalisme.

 La peinture ne serait-elle pas la traduction d’une vision intime, par le dessin et la couleur ?

« Allez dans la rue ! »et « copiez au Louvre ! » lui conseille le Maître du symbolisme mystiqueLe Musée devient le lieu où Matisse pratique l’exercice formateur de la copie des tableaux des Anciens : il s’agit là non seulement d’un apprentissage des conceptions esthétiques et des répertoires formels, mais aussi d’une recherche de nouveaux moyens d’expression : « C’est du Louvre, confiera-t-il à Walter Pach, que je suis parti pour aller à la peinture fauve, c’est par là que s’explique mon œuvre». 

Suivant ses propres attirances, il papillonne de Raphaël à Titien, de Rembrandt à Corot, de de Heem à Chardin. Mais, au lieu de reproduire leurs chefs-d’œuvre avec une exactitude minutieuse, une fidélité quasi mimétique, il s’efforce d’en saisir l’esprit, transcendant le visible pour s’attacher « à rendre ce que les Maîtres n’ont pas rendu ». Ainsi, la démarche artistique de Matisse, que l’on pourrait qualifier par un oxymore de classique dans sa modernité, s’inscrit dans la continuité des Maîtres. Il est en quête l’esprit (du message) plus que la lettre (de la technique). 

Transgresser chez Matisse se fait ainsiacte de liberté. 

Dans ce laboratoire de la modernité qu’est l’atelier de Gustave Moreau, le peintre apprend le dessin d’après nature. Comme le rappelle le peintre symboliste: « Celui qui ne s’inspire pas seulemende la Nature mais la copie,    est perduIl y a mille façons de se perdre en art et une seule de se sauver ».

Il en est ainsi des deux copies que Matisse réalise de La desserte (1640) de Jan Davidsz de Heem. Dans la première version (1896), il peint comme d’après nature s’autorisant néanmoins quelques audaces ; en 1915, il donne une interprétation de la toile, dans une palette plus vivement colorée employant, « selon les méthodes de la construction moderne », une grammaire picturale d’esprit cubiste.

Lors de ses voyages à Belle Île en Mer (1895-96-97), Matisse part sur les traces de Monet. Auprès du peintre australien John Peter Russell, il s’initie à la technique impressionniste, s’exerce à la peinture en plein air et change sa palette : il veut faire vivre la lumière par la couleur. Toutefois, il n’hésitera pas à critiquer, dans les Notes d’un peintre (1908), le langage pictural des impressionnistes qui s’évertuent à saisir l’instant fugitif et, selon lui, « ne donnent[du paysage] qu’un moment de sa durée… ».  

Russell l’introduit auprès d’Auguste Rodin, et Camille Pissaro. Ce dernier l’encourage : « Très bien, mon ami, vous êtes doué, s’exclame-t-il découvrant son œuvre. Travaillez et n’écoutez personne ». 

En Corse comme en Bretagne, Matisse, l’« Homme du Nord », découvre et s’enivre de l’éblouissante lumière qui enveloppe et façonne ces paysages, plongés entre ciel et mer : « La quête de la couleurne m’est pas venue de l’étude d’autres peintures, rappelle-t-il, mais de l’extérieur – c’est à dire de la révélation de la lumière dans la Nature». 

En 1900, Matisse fait l’acquisition chez le marchand d’art Ambroise Vollard du tableau Les Trois Baigneuses de Cézanne qu’il vénère comme le « Maître à nous tous ». Il ne se détachera jamais de cette toile emblématique qu’il juge « très dense et très complète», refusant de la vendre même dans les moments les plus critiques. 

En proie aux difficultés économiques, Matisse doute de son art : «  […] je croyais que je n’arriverais jamais à peindre, parce que je ne peignais pas comme les autres. Un jour, j’ai vu les Goya [du Musée des Beaux-Arts] de Lille. Alors j’ai compris, avoue-t-il, que la peinture pouvait être un langage ; j’ai pensé que je pourrais faire de la peinture ».

Ainsi, le style inimitable de Matisse germe en résistance à l’académisme ambiant et aux dogmatismes doctrinaires. Il s’enrichit de l’exploration de nouvelles voies et techniques artistiques et de l’expérimentation des mouvements contemporains – du divisionnisme au cubisme -, dont il procède à une appropriation libre et sélective des innovations, toujours fonctionnelle à sa propre esthétique : « je cherche simplement, affirme-t-il, à poser des couleurs qui rendent ma sensation ». 

Auprès de Signac et de Cross, avec lesquels il avait passé l’été en 1904 à Saint-Tropez, Matisse expérimente avec bonheur la technique divisionniste. Après une laborieuse gestation, comme en témoignent les esquisses et les études préparatoires, Matisse peint le célèbre tableau Luxe, calme et volupté, titré d’après le refrain du poème baudelairien L’invitation au voyage.

Le style y est influencé par le divisionnisme et affirme la primauté de la couleur. Toutefois, Matisse s’accorde quelques licences : il peint par des touches très travaillées et larges de couleur pure et flamboyante qui annoncent le fauvisme. 

Exposé au Salon des Indépendants de 1905, le tableau fait sensation : Signac achète cette toile-manifeste qui trônera, pendant quarante ans, dans la salle à manger de sa villa tropézienne.

Pendant l’été 1905, à Collioure, en compagnie de Derain, Matisse s’éloigne de la peinture divisionniste et adopte un langage pictural plus libre et expressif, une palette chromatique ivre de la lumière méditerranéenne. S’inspirant à Van Gogh et Gauguin, il perçoit la puissance révolutionnaire de la couleur pure en tant que moyen d’expression intime.

Lors du Salon d’Automne 1905, la démarche picturale résolument novatrice de Matisse et de ses amis Albert Marquet, André Derain, de Maurice de Vlaminck et de Kees van Dongen fait scandale. Dans un article publié le 17 octobre dans Gil Blas, le critique d’art Louis Vauxcelles s’exclame devant une sculpture classicisante exposée dans la même salle que ces peintres : «La candeur de ce buste surprend au milieu de l’orgie de tons purs : Donatello parmi les fauves ». L’image du fauve n’est pas anodine. Et ce, car elle renvoie par métaphore à une force brute, violente et animale. 

Les collectionneurs américains Gertrude et Léo Stein lui achètent Femme au chapeau, un portrait de madame Matisse exposé dans cette « cage aux fauves » qui choque le public.

Héritier des recherches coloristes du XIXème siècle, le fauvisme, ce courant de la peinture expressionniste (1903-1910) dont Matisse fut le porte-drapeau, se caractérise par la libération de la couleur et une vision fondamentalement antinaturaliste : « Le fauvisme secoue la tyrannie du divisionnisme, rappelle Matisse. On ne peut pas vivre dans un ménage trop bien fait, un ménage de tantes de province. Ainsi, on part dans la brousse pour se faire des moyens plus simples qui n’étouffent pas l’esprit. Il y a aussi, à ce moment, l’influence de Gauguin et Van Gogh. Voici les idées d’alors : construction par surfaces colorées, recherche d’intensité dans la couleur. La lumière n’est pas supprimée, mais elle se trouve exprimée par un accord des surfaces colorées intensément. » 

Ainsi, chez le chef de file de l’école fauve, la couleur ne sert pas la représentation mimétique d’une vision objective, mais exprime les sensations de l’Artiste, sa lumière intérieure. 

Fort de cette révolution chromatique, Matisse oriente ses recherches sur le synthétisme des formes, des masses et des volumes : « Je cherche des forces, un équilibre de forces », note-t-il.

En 1906,Matissefait la connaissance de Picasso par l’intermédiaire de Gertrude Stein, qui définit ces deux artistes si singuliers respectivement le « Pôle Nord » (Matisse) et le « Pôle Sud » (Picasso) de l’Art moderne. Il naît alors une relation féconde, mais complexe, entre les deux génies qui oscille entre véritable amitié et rivalité professionnelle.

Lors d’un dîner en ville chez Gertrude Stein, c’est le Père du Fauvisme qui fait découvrir à Picasso l’art africain dont le langage sculptural et l’exotisme l’interpellent et le fascinent : « Matisse prit sur un meuble une statuette de bois noir, révèle Max Jacob, et la montra à Picasso. C’était le premier bois nègre, Picasso le tint à la main toute la soirée. Le lendemain matin, quand j’arrivais, le plancher était jonché de feuilles de papier Ingres. Sur chaque feuille un grand dessin, presque le même : une face de femme, avec un seul œil, un nez trop long confondu avec la bouche, une mèche de cheveux sur l’épaule. Le cubisme était né ».

Dans un registre plus classique, Matisse intègrera cette sculpture mystérieuse Vili dans le tableau Nature morte avec la statue nègre (1912). 

Artiste désormais reconnu, il jouit d’une célébrité internationale et expose dans les plus prestigieuses galeries (Bernheim jeune, Weill entre autres). 

En 1908, sous l’impulsion et avec l’aide financière de Sarah et Michael Stein, il ouvre une académie libre dans son ancien atelier dans l’ancien Couvent des Oiseaux au 56 rue de Sèvres à Paris.

Par-delà la nécessaire acquisition des canons et techniques académiques, Matisse encourage l’exploration de la quête intérieure de l’apprenant. En cela, il prône une pédagogie active, s’apparentant à celle pratiquée par Moreau. Ses préceptes fondateurs se résument dans la triade : visiter les Musées, s’abstenir de vouloir imiter la peinture en vogue, cultiver et défendre sa voie intérieure, sa vision intime.

La discipline et la rigueur créatrice s’imposent. Et ce, car, « les travaux lents et pénibles sont indispensables ». Le temps de l’apprentissage s’avère une longue – ardue mais obligatoire – initiation à l’art comme langage expressif, multiforme et polysémique toujours à réinventer. Ce que Matisse appelle « lelabour ». Il enseigne à ses disciples : « qu’on n’aborde pas la couleur comme on entre dans un moulin, […] il est nécessaire de s’y préparer sévèrement pour en être digne ». Toutefois, il s’évertue à restituer à l’œuvre d’art « la légèreté et la gaieté du printemps ».

Parmi les élèves de l’Académie figurent Max Weber, Oskar Moll, Rudolf Levy, Friedrich Ahlers-Hestermann, Franz Nölken, mais aussi Mathilde Vollmoeller.  En 1911, il décide de la fermer, redoutant de dispenser trop d’énergie dans l’activité d’enseignement : il souhaite désormais se consacrer exclusivement à son art. 

En quête de son style, Matisse est devenu, l’espace de deux décennies, l’un des plus grands artistes du XXème siècle ayant toujours su relever les défis sans jamais éviter  « l’influence des autres, confie-t-il à Apollinaire. J’aurai considéré cela comme un manque de sincérité vis-à-vis de moi-même. Je crois que la personnalité de l’artiste ne se développe, s’affirme que par les luttes qu’elle a à subir contre d’autres personnalités. Si le combat lui est fatal, elle succombe, c’est que tel devait être son sort ».

Tout en demeurant fidèle à son intuition première, le processus créatif de Matisse se construit entre doutes et fulgurances, expérimentations nouvelles et réappropriations originales. Ainsi se ressource-t-il auprès des grands Maîtres et se nourrit-il de ses contemporains, de Cézanne à Derain, de Signac à Picasso, dans un jeu subtil d’influences manifestes et de renvois subtilement tissés. 

Depuis ses premières années de formation artistique jusqu’à la création des panneaux de céramique de Saint Dominique, de la Vierge à l’Enfant et du Chemin de Croix de la chapelle de Vence, Matisse, ce magicien de la couleur necesse de voir le monde avec le regard émerveillé d’un enfant, traduisant – par la simplification du trait et l’ivresse de la couleur – « le sentiment pour ainsi dire religieuxqu’il possède de la vie ». 

Giulia Bogliolo Bruna


[1]A l’occasion des 150 ans de la naissance d’Henri Matisse(1869-1954), le musée éponyme du Cateau-Cambrésis, sa ville natale, lui a consacré l’exposition-événement «Devenir Matisse … Ce que les Maîtres ont de meilleur», qui s’est tenue du 9 novembre 2019 au 9 février 2020.Au travers de 250 œuvres de l’Artiste (dessins, peintures, sculptures) et de 50 tableaux de Maîtres anciens et contemporains (Rembrandt, Chardin, Goya, Delacroix, De La Tour, Van Gogh, Cézanne, Renoir, Gauguin, Monet, Rodin, Marquet, Picasso), cette remarquable exposition retraçait les 20 premières années de la carrière de l’un des plus grands Artistes du XXème siècle. Et ce, de sa révélation tardive à l’art jusqu’à la fermeture de son Académie à Paris en 1911, en passant par ses étapes de formation (l’école de dessin de Saint-Quentin, l’académie Julian,les cours d’Eugène Carrière, Gustave Moreau, Bourdelle…). Servie par une scénographie très réussie, l’exposition – la première consacrée à cette étape charnière dans la construction de son identité de peintre – s’orchestrait autour de deux axes : « Matisse élève »et « Matisse professeur ». Suivant un ordre chronologique, elle se déclinait en 6 sections thématiques: La révélation et l’envol à Saint Quentin L’apprentissage à Paris ;les Académies Les voyages et les jeux d’influences ; Dans l’Atelier de Matisse ; La transmission.

[2]Henri Matisse, Bavardages : les entretiens égarés, propos recueillis par Pierre Courthion, Paris, Skira, 2017, p.49.

[3]Ibidem, p.50.

[4]Ibidem, p.52.

[5]Henri Matisse, « Journal de Henri Matisse », juillet 1952.

Trente ans avant … partir encore

« Pourquoi le passé devrait-il se soumettre à nos oppositions étriquées et pourquoi devrions-nous interdire aux enfants d’y interpréter tous les rôles du répertoire humain ? » Cette remarque tisserande de Marie-Paule Farina symbolise le lien entre son expérience et la bienveillance de son écriture. Les peines se lisent en filigrane et l’humour les transcende pour notre plus grand plaisir. Le sixième chapitre de cette saga centrafricaine se lit comme un au-revoir et non comme une fin. L’écriture et les souvenirs ont fait oeuvre dans cet insolite printemps 2020. Deux mois de réclusion, trente ans de maturation, un rouleau de six chapitres dont la générosité a su créer, à chaque moment la surprise.

Merci Marie-Paule.

VI- PARTIR ENCORE

Si j’ai pu donner l’impression, qu’au cours de cette deuxième année, le lycée et mes amis occupaient moins de place  dans ma vie c’est parce que les tragi-comédies, qui se donnaient régulièrement dans notre maison où j’étais dorénavant plus présente que Raymond, occupaient une grande part de mon temps et de mon esprit mais sans les récits que je faisais tous les jours à mes enfants, sans le soutien de nos amis et sans le bonheur que j’éprouvais chaque matin à retrouver des enfants et des adolescents semblables à tous les enfants et les adolescents du monde je crois que, malgré la beauté du paysage, j’aurais sombré.

Je n’avais que deux classes de terminale et pour compléter mon emploi du temps de philosophie, on m’avait demandé d’assurer l’enseignement du français dans une classe de sixième. Je n’avais jamais adoré la grammaire et trouvais ennuyeux pour les élèves et pour moi de leur demander d’écrire sur un cahier des leçons de grammaire bien peu différentes de celles qu’ils pouvaient lire et apprendre dans leur manuel aussi faisions nous, sagement et sur papier, en classe ou à la maison,  tous les exercices du manuel, toutes les dictées possibles et imaginables mais nous consacrions surtout notre temps à lire à haute voix, en lecture suivie disait-on, les Folio junior que Raymond commandait en France pour la bibliothèque du lycée et surtout à interpréter de toutes les manières possibles et imaginables nos lectures. Ils levaient le doigt, ceux du premier rang me le mettait littéralement sous le nez, se battaient pour prendre la parole et les commentaires que, quelques années plus tard parvenus en terminale il faudrait leur arracher, là, venaient spontanément et dans un désordre que j’avais bien du mal à organiser. Leur gaieté, leur gentillesse, leur solidarité sans faille, me réchauffaient le cœur. J’avais compté, parmi mes vingt-cinq élèves cette année-là, dix-sept nationalités différentes, quasiment tous les pays d’Afrique étaient représentés mais aussi un Québécois, un Américain et des Français, la fille de l’ambassadeur du Cameroun était même née dans un avion d’UTA au-dessus du Maroc, entre le Cameroun et la France. Leur imagination était débordante et leurs  rédactions  m’amusaient beaucoup plus que les dissertations auxquelles j’étais habituée. Je me souviens, pour les faire écrire, leur avoir proposé comme point de départ des expressions toutes faites de la langue, ils adoraient cet exercice et je regrette d’avoir perdu dans un déménagement leurs interprétations époustouflantes des différentes manières dont il était possible de « tirer le diable par la queue » et les innombrables dessins de chevaliers à cheval et en armes que, sur sa table et en m’écoutant, le fils du général Kolingba dessinait. Pourquoi n’aurait-il pas rêvé de tournois ? Pourquoi aurais-je dû voir cela comme un phénomène d’acculturation ? Dans certaines églises romanes figurent bien en France des statues de saints noirs, qui sait si l’un de ses ancêtres centrafricains rejoignant l’Éthiopie chrétienne n’avait pas eu la possibilité de participer à quelque croisade ? Et pourquoi ne pas lui imaginer un autre ancêtre que Centrafricain ? Pourquoi le passé devrait-il se soumettre à nos oppositions étriquées et pourquoi devrions-nous interdire aux enfants d’y interpréter tous les rôles du répertoire humain ?

Depuis le vol de notre Pony nous avions pris un abonnement de taxi au mois. Aboubakar venait nous chercher pour aller au lycée, au marché, au supermarché, à la poste et parfois chez nos amis qui nous ramenaient ensuite. Nous lui disions la veille à quelle heure venir nous chercher et il venait toujours à l’heure dite nous chercher. Son taxi, une vieille américaine me dit Raymond, complètement dépourvue d’amortisseurs et aux sièges défoncés, cliquetait effroyablement et semblait devoir rendre l’âme au premier carrefour, pourtant, elle fit courageusement tous les trajets sans jamais nous laisser en rade mais, à l’intérieur, nous étions assis aussi inconfortablement que dans la pirogue d’Alphonse et nos yeux à la hauteur du bas des vitres nous laissaient voir le monde quasiment sans être vus.

Le week-end, pour nous dégourdir les jambes, nous montions jusqu’au sommet de la colline derrière la maison, d’en haut nous avions un point de vue magnifique sur une sorte de large baie formée par un méandre du fleuve et sur le Sofitel et son petit cap, les arbres étaient immenses mais nous ne savions reconnaître à cause de ses racines, parfois de notre taille, que le kapokier aussi nommé fromager, le plus majestueux d’entre eux, du sommet duquel, un jour, des chauve-souris pourtant la tête en bas, nous pissèrent sur la tête en un jet si puissant que nous crûmes à une averse malgré le ciel bleu. Ces grosses chauve-souris, des roussettes je crois, qu’on voyait boucanées au marché en piles impressionnantes, avaient une tête de chien. Tante Ruth les adorait et son fils venait régulièrement les tirer à cet endroit pour en remplir son congélateur. Sur un tronc, et quasiment de la même couleur, nous réussîmes un jour à distinguer  le plus grand des papillons de nuit que nous ayons jamais vu, il était totalement immobile et formait une sorte de plaque de quinze centimètres sur quinze déclinant toutes les nuances du beige le plus pâle au marron le plus foncé, nous ne connaissions pas son nom parce que ces papillons de nuit étaient trop inquiétants pour que nous demandions à Apollinaire de partager avec nous son savoir dans ce domaine. Un matin, en ouvrant les nacos verts, en bois, qui servaient à la fois de volets et de fenêtres aux salles de classe du lycée, je vis que de gros papillons de nuit entièrement noirs avaient recouverts tous les murs de la salle, je les chassais avant de mettre en marche les grands brasseurs d’air et de faire entrer les enfants mais c’était un spectacle si funèbre, que, si je croyais aux signes, je dirais que les dieux m’avaient prévenue ainsi de la catastrophe qui allait bientôt s’abattre sur nous. En bêchant son petit champ, Vincent avait déterré des dents d’éléphant qu’il nous avait montrées nous laissant imaginer le charnier qui, une ou deux décennies auparavant, sûrement avant la construction de notre maison,  se trouvait là, juste de l’autre côté de notre chemin. Le mari de Ruth et ses amis ramenaient en camion de leurs chasses, pour prélever leurs défenses, les têtes des éléphants qu’ils avaient tués en laissant leurs grands corps pourrir sur place dans la brousse. Je ne peux, encore aujourd’hui, regarder la mangue en ivoire sur nos étagères sans penser à cela. Mais, à ce moment-là, c’est à Sade que je pensai, j’avais lu et relu toute son œuvre à Saint Malo avant notre départ et en regardant, à cet endroit, et sur ce cimetière, les arbres, les hautes herbes aussi bien que le manioc et les tomates de Vincent, je ne pouvais m’empêcher de devenir Juliette écoutant la nature s’adresser aux hommes par la bouche du pape : « Je t’ai lancé comme j’ai lancé le bœuf, l’âne, le chou, la puce et l’artichaut… une fois hors de mon sein, tout ce que tu peux faire ne me touche plus : si tu te conserves et que tu te multiplies, tu feras bien par rapport à toi si tu te détruis, ou que tu détruises les autres… tu feras une chose qui me plaira infiniment ; car j’userai à mon tour du plus doux effet de ma puissance, celui de créer… le ver qui naît de la pourriture n’est pas d’un prix moindre à mes yeux que le plus puissant monarque de la terre. » 

N’est-ce pas cette même nature qui, à Wuhan aujourd’hui, mais ça aurait pu être hier à Bangui, a créé dans sa folle générosité un tout petit virus ne respectant ni les frontières entre les espèces, ni les frontières entre les hommes et capable de réduire à néant les plus puissants d’entre les puissants alors qu’il batifole dans les poils ou l’urine de la chauve-souris, les écailles du serpent ou du pangolin sans produire chez eux le moindre désagrément ? Nous étions allés une fois au Km 8 où les Banguissois achetaient leur gibier. Au marché central il était boucané mais là se débitaient du boa, du crocodile, des petites antilopes qui venaient d’être tués et des hommes et des femmes se bousculaient devant de petites boutiques qui vendaient des assiettes de toutes les viandes possibles et imaginables, et même inimaginables pour nous d’ailleurs, en ragoût.

Le Portugais, propriétaire du supermarché, avait acheté toute une partie du terrain et de la forêt derrière chez nous et y avait déjà déposé un certain nombre de matériaux qu’il comptait utiliser pour construire là sa villa et payait un gardien pour qu’aucun vol n’ait lieu. De septembre à juillet, au moment de notre départ, rien ne se fit et personne ne dérangea Vincent dans ses cultures. Tous les soirs, Alphonse et ce gardien, dont j’ai oublié le nom, allumaient un petit feu près du chemin pour se faire à manger, se tenir compagnie, signaler leur présence et éloigner ainsi les voleurs et les moustiques. En revenant de nos promenades nous discutions avec eux et très vite Raymond fit la cuisine pour eux et nous et leur porta chaque soir leur assiette. Ce gardien était le dernier locuteur d’une langue qui allait disparaître avec lui et avait travaillé avec un groupe d’ethnolinguistes de l’université qui tentèrent un moment d’en garder la trace et la mémoire avant d’interrompre leurs travaux et de repartir en France, leurs crédits de recherche épuisés. Il avait été ensuite instituteur, mais lassé de rester sans salaire des mois et des mois, avait préféré démissionner pour prendre ce travail de gardien qui, bien sûr, pouvait s’avérer dangereux et le fut, pour lui comme pour Alphonse, auquel il prêta main forte lors de l’attaque de la maison, mais était payé régulièrement et lui permettait de nourrir sa famille.

Quand une crise imprévue survient vous cherchez et trouvez toujours les signes qui auraient dû vous alerter mais après coup, c’est toujours après coup que vous prenez conscience de tout ce à quoi vous avez été aveugle et sourd, de tout ce que vous auriez dû, que vous auriez pu faire et que vous n’avez pas fait.

Quand un de nos proches entra dans la phase aiguë d’un problème de santé majeur impossible à traiter en Centrafrique, nous improvisâmes rapidement une réponse, la seule possible : le départ et demandâmes, ce que nous n’avions jamais fait, de l’aide à toutes les autorités administratives dont nous dépendions. Le conseiller culturel ou le directeur de la mission sur place, je ne me souviens plus de son titre exact, un agrégé de français plein de morgue, qui avait exigé de la proviseure du lycée l’organisation d’une exposition le 20 mars, pour la journée de la francophonie, ne pardonnait pas à Raymond sur qui cela était retombé, d’avoir, à cette occasion, rendu hommage à toute la poésie africaine en affichant sur les murs de la salle de documentation des poèmes de Senghor, bien sûr, le seul dont lui, parlait dans son discours d’inauguration, mais aussi et entre autres du Burkinabé, Frédéric Pacéré Titinga, des Congolais Obenga et Tati-Lioutard dont les poèmes superbes rendaient ridicules tout discours, comme le sien, un tantinet condescendant, mais surtout il nous fit payer à ce moment-là le fait que Raymond ait choisi d’intituler l’exposition : « la francophonie des brouettes » en citant un vers d’Obenga qui, si je ne me trompe, était, à ce moment-là, ministre de la culture au Congo et peu apprécié du pouvoir politique en France. Il s’opposa à mon départ et à la rupture de mon contrat puisqu’il n’y avait que moi qui étais sous contrat. Au moment où j’écris cela je n’en suis plus si sûre, nous étions tellement à cran que cela je pense nous amenait à interpréter de manière négative des remarques qu’en d’autres circonstances nous aurions peut-être trouvées anodines. Nous écrivîmes partout, au syndicat, à l’inspection générale de philosophie, au ministère de la Coopération, au ministère de l’Éducation nationale, pour demander deux postes de philo dans n’importe quel lycée de n’importe quel département français et sans que nous sachions très bien qui avait agi, nous reçûmes du ministère une proposition de poste double en lycée technique, au lycée Lislet Geoffroy de Saint Denis de la Réunion, que nous acceptâmes tout de suite. Le mouvement était fini depuis bien longtemps et c’était le seul poste double de philosophie pour lequel, par une chance incroyable, il n’y avait eu aucun postulant. Nous éprouvâmes ce jour-là un soulagement indescriptible.

L’année scolaire se terminait, tous nos amis nous offrirent leur soutien et des cadeaux : des cendriers et toutes sortes d’animaux taillés dans la verte et lourde malachite, un plateau que j’ai en ce moment sous les yeux qui, sous une plaque de verre, présente la plus étonnante et la plus multicolore  des compositions en ailes de papillons dans la création desquelles excellent les artistes centrafricains : une sorte de kaléidoscope ressemblant à un tableau de Sonia Delaunay. Mes élèves de terminale m’avaient fait faire une grande robe africaine dans un coton vert clair couvert de longues tiges de blé d’un vert-marron plus foncé se terminant par des épis bien mûrs jaune d’or avec des médaillons portant la date de la journée de commémoration de la lutte contre la faim dans le monde. Alphonse qui m’avait vu la porter le soir, chez moi, la trouvait, tout comme moi, superbe et m’avait demandé si je pouvais, pour lui, en faire faire une identique à sa femme et je le lui avais promis. Le temps passe vite même quand on s’inquiète tant qu’il paraît interminable, il nous fallut à toute allure, résoudre tous les problèmes posés par un départ précipité et obtenir tous les quitus qui nous étaient nécessaires. Au moment du départ, je n’avais toujours pas fait reproduire ma robe rue Boganda par un petit tailleur et j’offris donc la mienne, celle que la fille de Kolingba m’avait remise au nom de la classe, à Alphonse si heureux de pouvoir ainsi montrer à sa femme l’attachement qu’il avait pour elle que jamais je ne regrettai ce geste improvisé au dernier moment. 

Nous partageâmes entre les trois tout ce que nous avions dans la maison plus un petit pécule en rajoutant pour Alphonse l’annulation de sa dette mais nous étions très tristes de les quitter ainsi car, de manière évidente, aussi bien André que Vincent ou Alphonse avaient vu en nous la possibilité pendant cinq ans de vivre une vie un peu meilleure et n’avaient à aucun moment prévu de retrouver au bout d’un an la vie précaire qui avait été la leur auparavant. Ils ne nous firent aucun reproche.

Quelques informations complémentaires

Ruth Rolland élue députée en 1992 fut la première femme africaine à se présenter à une élection présidentielle en 1993, malade dès 1994, elle mourut dans un hôpital parisien en 1995 à cinquante-huit ans.

En 1996 une mutinerie de soldats centrafricains réclamant leur solde se transforme en révolte populaire antifrançaise, le centre culturel et sa bibliothèque sont réduits en cendres. Les légionnaires français interviennent dans les rues de Bangui et un pont aérien avec la France est établi pour évacuer les femmes et les enfants des Français sur place.

La cathédrale de Bangui et la mission ont été le lieu dans les années 2013 et suivantes de massacres perpétrés par les milices musulmanes composées en majorité semble-t-il de mercenaires et de braconniers tchadiens et soudanais pillant les ressources naturelles or, diamants, bois précieux, tuant le responsable de la réserve où s’étaient rendus les enfants et décimant la faune sauvage du nord du pays, puis c’est le Km 5 où des civils musulmans sont massacrés par les antibalakas milices villageoises animistes et chrétiennes qui pratiquent une sorte de génocide ethnique, des centaines de milliers de déplacés se réfugient dans la brousse. L’ONU et la France interviennent, il semble qu’aujourd’hui après avoir été « encadrée » à tour de rôle et en fonction des changements de président par la France, le Tchad, la Libye, des mercenaires français, la garde présidentielle soit « encadrée » par des formateurs russes mais l’Alliance française remplaçant en 1997 le défunt centre culturel français a ouvert l’année dernière, en février 2019, une salle culturelle polyvalente de cinq-cent places assises. Peut-être la superbe collection de tous les volumes de feu l’édition « Présence africaine » que possédait le centre culturel où nous avions découvert avec délices tous les grands poètes africains a-t-elle été reconstituée ? Peut-être est-elle à nouveau remplie de lycéens et d’étudiants studieux ? On peut toujours rêver mais pas trop : je viens de contrôler, la République centrafricaine est toujours, aujourd’hui comme au moment où nous y étions, le pays du monde dans lequel l’espérance de vie est la plus courte et, bien qu’ayant un peu augmenté, n’excède toujours pas cinquante ans. Qu’en sera-t-il après le passage de l’épidémie et la crise mondiale qui suivra ?

Nous avons appris, je crois, par Manann et Julie la mort du tout jeune Apollinaire peu de temps après notre départ, que sont devenus Pompidou, de Gaulle et leurs papillons ? Que sont devenus au Km 5, s’ils étaient encore vivants, Grégoire et Aboubakar ? Je n’en sais rien.

Des Dallo, de mes élèves je n’ai jamais eu aucune nouvelle non plus que d’Alphonse, André et Vincent.

Marie-Hélène est morte d’un cancer du poumon un an après notre départ et le petit Karim est parti vivre chez sa tante.

Martine, Cheikh Omar et Yves Dian étaient aux dernières nouvelles dans la région de Lyon où Cheikh Omar écrivait toujours des livres et des articles dans Jeune Afrique.

Manann et Julie vivent dans la région parisienne. Les parents de Manann sont heureusement morts de mort naturelle dans leur montagne kurde avant le début des affrontements, un de ses frères a été tué dans un bombardement à Alep et tous ses autres frères ont réussi à émigrer en France depuis.

Sev, Hêv, Cîhan et Océane vivent aux quatre coins de la terre et nous, nous habitons toujours dans cette île de la Réunion où nous arrivions par le plus grand des hasards il y a trente ans.

Marie Paule Farina (avril 2020)