L’annonce de son décès près de Montauban, dans une grande discrétion, nécessite quelques rappels des qualités de cet homme, notre ami et vice-président de l’Institut Charles Cros.
Tour à tour, Sylvie Dallet, Georges Chapouthier, Gilbert Schoon, puis Guillaume Legrand, Ruth Scheps et bientôt d’autres, nous l’espérons, écrivent quelques mots en l’honneur de celui que la notice de la Bibliothèque nationale décrit sobrement comme suit :
« Comédien et auteur dramatique. — Psychanalyste, docteur d’État en sciences humaines. — Codirecteur du festival de Vaison-la-Romaine (1953-1974), directeur de “Groupe actuel” puis “Atelier actuel”. — Chercheur-formateur à l’INA (1975-1992). — Auteur de programmes audiovisuels (1956-1998) d’information scientifique ; producteur et réalisateur radiophonique à France Culture. — Président du festival des Hivernales et vice-président de l’Institut Charles Cros (depuis 2009)
Sylvie Dallet : Un regard bleu, un homme intègre
« Émile Noël, le discret avait une œuvre énorme. Nous devrions compléter cette liste officielle des 27 publications d’Émile (publications scientifiques et romans), de ses quatre spectacles, dont le premier « Travaillons du chapiteau » (1960), portait en lui toute cette distance pudique que l’on percevait en l’approchant, Humour et Tendresse. Parfois en colère, de voir le monde tourner en boucle et les « cons » envahir notre espace.
À bien y songer, ce 27 est un chiffre émilien : 27 est à la fois le cube parfait (33) et le premier nombre composé qui n’est divisible par aucun de ses chiffres. Il correspond aussi au nombre total des livres du Nouveau Testament, le numéro atomique du cobalt, le résultat magique d’un carré magique d’inverses des nombres premiers des multiples de 1/7… Le 27 à une histoire secrète qui colle au destin caustique, érudit et jubilatoire d’Émile, quoique le Nouveau Testament ne l’inspira guère. En 1999, Émile Noël publiait chez Actes Sud un récit intitulé simplement : Vous. Ce Vous était accompagné d’un résumé énigmatique : « Insolites – et demeurées sans réponse – les lettres du Vieux Monsieur se présentent d’emblée comme un traité d’antimorale, chaque missive s’assignant pour objectif de faire un sort au monde contemporain tel qu’il ne va (vraiment) pas ou tel qu’il va vraiment (mais pas là où l’on croit et sans que personne s’en aperçoive) ».
Pour mémoire, Émile était venu à ma rencontre, en une année incertaine, alors qu’ayant fondé le Centre d’Études et de Recherche Pierre Schaeffer à Montreuil (1995-2003), j’avais plaisir à parler avec les personnalités qui avaient partagé avec Schaeffer les aventures du Service de la Recherche. Je suppose qu’après m’avoir observée, il était resté, comme un chat qui retrouve sa maison. Puis, à ma demande lors de la création du premier Institut Charles Cros (UFR « Arts & Technologies », 2001-2006) dans le prolongement institutionnel du Centre Pierre Schaeffer, il avait enseigné aux étudiants, les principes de la créativité scénarique, qu’il appelait « l’écriture sous contrainte ». Un jour, il décida d’organiser avec les étudiants une série d’exercices avec lesquels il conçut un viatique filmé des gestes du conteur. Cet enregistrement (où est-il aujourd’hui ?) s’effectuait, semaine après semaine (parfois avec la présence de son ami le conteur Pépito Mateo), en soirée dans notre bâtiment du Val d’Europe, mis à disposition de l’Université de Marne-la-Vallée par les élus locaux.
Lors de la fondation de l’Institut Charles Cros comme association loi de 1901 (2006) suite à la pulvérisation de notre collectif universitaire, Émile renouvela les engagements de sa fidélité ancienne et devint vice-président de la nouvelle structure, attentif aux négociations avec l’Harmattan et les projets de recherche internationale que je lançais sous le titre : « Éthiques de la création ». Dans cette toile qui se déployait de nouveau, au nom de la liberté, de la transversalité des expériences et de la créativité citoyenne, Émile s’associa avec Georges et moi, pour fonder la collection homonyme « Éthiques de la création », coéditée avec l’Harmattan. Les années passèrent, dont il participa de toutes les aventures de l’Institut à Paris, Montreuil, Dornecy, Chavaniac-Lafayette pour le Festival des Arts Foreztiers, comme à Vimpelles.
Deux livres à direction multiple éclorent en la maison : La Création définitions défis contemporains (Dallet/Chapouthier/Noël) qui inaugurait la collection «Éthiques de la création », puis en 2012, Les Territoires du sentiment océanique (Dallet/Noël).
En 2012, c’est lui qui vient me chercher pour écrire à plusieurs mains les Territoires du sentiment océanique, pour lesquels il créa un jeu mythique, imprimé en fin de notre ouvrage. Jeu auquel je ne compris goutte, mais qui le passionna comme il s’était passionné naguère pour les expériences de mort imminente. Celui qui avait exercé naguère en psychanalyste, écrivait ainsi (Vous) : “Chaque fois que je pars, voyez-vous, même pour mes partances immobiles, toutes ces déchirures sortent leur mouchoir.”
Retiré principalement à Vimpelles, en sa grande maison de Seine & Marne encombrée de livres, il continuait, après le décès tragique de son épouse Lahouria, un travail d’écriture personnelle au travers de son blog, Emilius Ankylosorus et il avait fondé pour continuer sa pensée les éditions de l’Émilius. Nous recevions régulièrement de lui par la poste, des récits courts tissés de souvenirs et de prospective inquiète, tel cet ouvrage de 2019 dont le titre était un simple point d’interrogation…?
Émile explorait l’énigme du monde dont il arpentait les confins au travers des formules telles que : « il vendait des lignes de la main pour aller à la pêche au destin ». Là encore, la tristesse pointait ses griffes : « Le dérisoire est encore ce qu’il y a de plus sérieux ». C’était un homme qui suggérait d’être fidèle aux choses, d’accepter les fêlures et les incertitudes. Il écrivait “Je suis un sans solution, comme je suis un sans père. Allez vous étonner que je fasse des rêves d’enfermement… (…) Ne faites-vous jamais de ces rêves ?” Son dernier petit texte transmis en avril dernier portait ces mots : «Sylvie, j’ai lu tes Covidiennes de la joie . Ça m’a mis en joie. J’en avais bien besoin parce que, figure-toi, je partage mon temps entre le lit et le fauteuil : mes jambes ne me portent plus (…) ya plus gai…
Ça fait longtemps que je n’ai pas écrit (2020). J’ai pourtant dans la tête un thème : une sécheresse endémique qui supprimerait toute vie sur la terre. Je ne sais pas si j’y parviendrai…J’ai créé, il y a dix ans, ma propre maison d’édition : « Sylvius Édition ». Si je réussis à écrire « Sécheresse » avant de passer de l’autre côté, je t’enverrai un exemplaire. Voilà. »
Voilà. Celui que sa compagne Laouhia, trop tôt disparue, appelait affectueusement Nono et lui, le regard tendre, répondait en écho : « j’aime son rire en O ».
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Souvenirs d’Émile Noël, par Georges Chapouthier (Docteur ès-Sciences [biologie], Docteur ès-Lettres [philosophie], Directeur de Recherche émérite au CNRS, membre du Bureau de l’Institut Charles Cros)
« La Mémoire (Émission d’Emile Noël), France Culture, l976. Cette formule saute tout de suite aux yeux dans mon curriculum, puisque c’est la première interview, dont, alors jeune chercheur au CNRS, j’ai bénéficié.
Depuis cette date, mes rapports avec Emile Noël ont été très nombreux : innombrables interviews, dont il m’a fait bénéficier au cours de ma carrière, mais aussi des colloques auxquels il m’a fait participer, comme cet étonnant ensemble de spectacles sur la danse moderne, lors d’un festival à Avignon en 1998[1].
Au fil des années, au-delà du journaliste étincelant, j’ai aussi découvert l’esprit largement ouvert sur des facettes de la pensée et de l’art, auteur de nombreux ouvrages de réflexion sur la science ou les phénomènes mal connus de la science (voir, par exemple, le livre Les portes de Thanatos [consacré à la Near Death Experience, NDE], Éditions Eshel, 1993)[2], de livres anthologiques sur la pensée scientifique, auxquels il m’a fait l’honneur de me faire participer[3], mais aussi de recueils très originaux, de nouvelles pleines de fantaisie et d’humour. Emile Noël m’a aussi présenté à des acteurs de la culture, ses amis, avec qui j’ai, à nouveau, effectué, un bout de chemin, comme Sylvie Dallet[4]. Enfin, au-delà de ce long parcours scientifique et littéraire commun, émaillé d’innombrables discussions, rencontres ou repas, je voudrais souligner les intenses rapports d’amitié qui m’ont lié, tant d’années, avec celui qui, à certains égards, peut être considéré comme un de mes maîtres à penser.
[1] G. Friedenkraft, Lotus en Avignon (chronique), Jointure, 1998, 58, pp 70-71.
[2] Voir, par exemple, le livre : E. Noël, Les portes de Thanatos (consacré à la Near Death Experience, NDE), Éditions Eshel, 1993. Compte-rendu dans : G.Chapouthier, Les Cahiers rationalistes, 1993, 479, page 27.
[3] G.Chapouthier, « Encore plus complexe (le cerveau) », dans Au-delà 2001, Odyssée de l’esprit, sous la direction de Émile Noël, Georg éditeur (Suisse), chapitre 6, pp 65-75 ; G. Chapouthier, Réflexion sur le vécu de la mémoire et sur les neurosciences, dans Dire, raconter (par Emile Noël), Éditions 24×36, 2006, pages 197-200.
[4] S. Dallet, G. Chapouthier, E. Noël (sous la direction de), La création, définitions et défis contemporains, Institut Charles Cros/L’Harmattan, 2009
Souvenirs de Gilbert Schoon (historien, maître d’ouvrage, trésorier de l’Institut Charles Cros)
J’ai eu la chance et l’honneur de rencontrer Émile Noël un soir de 2011, lors d’une réunion chez Sylvie Dallet de l’Institut Charles Cros. Il y fut question du sentiment océanique. Je fus littéralement subjugué par cet homme à la voix douce qui expliquait des idées complexes qui semblaient, après l’avoir entendu et compris, d’une simplicité totale.
La réunion terminée, nous avons fait route ensemble dans les rues de Montreuil et de Vincennes pour regagner nos domiciles. Ce fut une promenade enchanteresse, philosophique, scientifique, empreinte d’humanité. Il parlait doucement avec passion. Si je n’avais pas compris ce qu’était le sentiment océanique, à ce moment-là je le vivais.
Nous nous sommes rencontrés régulièrement, j’avais toujours ce même plaisir à l’entendre parler, lui le maître, moi l’élève.
J’attendais avec impatience les ouvrages qu’il rédigeait et qu’il ne manquait pas de m’envoyer, accompagnés d’un petit mot gentil.
Toutes ces choses sont finies, hélas.
Avec toute mon admiration et mon respect, Noël !
Guillaume Legrand, (Décorateur, ancien secrétaire général de l’Institut Charles Cros, formateur)
Hommage à Émile Noël
Émile Noël n’aura jamais été jeune pour moi qui ne l’ai rencontré qu’à partir de
2011. Il avait tout de l’homme accompli, respectable et remarquable… comme on peut le dire de certains arbres.
Il avait tout de leur stature et ramure : tout à la fois ancré dans le sol et déployant son multiple savoir en autant de branches toujours vertes et stimulantes.
C’était certainement un Humaniste digne de la Renaissance, par sa curiosité, ses connaissances scientifiques et expérimentales, ses ouvrages lettrés et poétiques.
Par son écoute, il entendait et comprenait les divers langages, cherchait à percer leur puissance et leur énergie sereine.
– un arbre en marche –
tel était Émile Noël, et à hauteur d’homme, nous avions l’assurance d’être en présence d’ « une belle personne ».
IN MEMORIAM
Ruth SCHEPS, Productrice Radio France Culture
Comment rendre compte en quelques lignes des multiples émotions et pensées qui se bousculent en moi depuis le grand départ d’Émile Noël ? Après le premier chagrin lié à la conscience du « jamais plus », viennent les souvenirs, en ordre dispersé mais dominés par les sentiments de gratitude et d’admiration. Gratitude pour la confiance qu’il me témoignait, et pour tout ce qu’il m’a généreusement transmis, sans aucun paternalisme et dans le respect de nos différences. Admiration pour ses qualités intellectuelles et morales au sens large : une insatiable curiosité qui le poussait à explorer tous les champs scientifiques, une rigueur doublée d’humilité dans sa manière de s’entretenir avec les spécialistes, enfin une fécondité et une imagination créatrices allant bien au-delà de la sphère scientifique.
Nous nous étions connus vers le milieu des années 70, aux « Après-midi de France Culture », une équipe pluridisciplinaire excellemment dirigée par Pierre Descargues. Nous y étions tous deux producteurs délégués, lui chevronné, moi débutante venue de la recherche et qui avais tout à apprendre de ce nouveau métier. Au fil du temps, notre collaboration devint de plus en plus étroite, jusqu’à codiriger une émission scientifique pendant un an.
Dans les années 80 et 90, le fait que plusieurs séries d’émissions scientifiques et philosophiques d’Émile avaient donné lieu à des livres d’entretiens (notamment au Seuil) m’encouragea à faire de même, sous son regard bienveillant. Alors qu’il dirigeait aux éditions Eshel la collection « La Question », il me proposa d’écrire un livre d’entretiens avec une personnalité scientifique de mon choix ; ce fut Rita Levi-Montalcini, prix Nobel de médecine, et il en résulta La science citoyenne. Rita Levi-Montalcini à la question par Ruth Scheps, paru en 1994 – entretiens qui connaitront bientôt une nouvelle édition en ligne (éditions MnemoArt), dédiée à la mémoire d’Émile Noël.
Le « vieux monsieur » n’est plus, mais il nous laisse en héritage l’éternelle jeunesse de son esprit !
Aurore Évain, metteuse en scène et comédienne, chercheuse et autrice, présentait à la librairie vincennoise Millepages son dernier ouvrage Mary Sidney, alias Shakespeare — l’œuvre de Shakespeare a-t-elle écrite par une femme? Le travail expressif d’Aurore Évain dans ce mélange de chaux et de sable, de chaleur et d’humour qui la caractérise me plaît comme on aime les méandres et résurgences d’une rivière souterraine. Les interrogations posées par l’ouvrage sont dérangeantes, — non pas tant parce que Shakespeare, notre plus fameux auteur après la Bible, ne soit qu’un prête-nom, — les hypothèses vont bon train depuis l’époque moderne—, mais pour des raisons de pensée et, donc, de l’enseignement international des choses culturelles qui nous constituent.
De ce fait, d’accord pour une écrivaine, mais comme une femme sans tête, distinguée de l’œuvre ? Que nenni. Cet ouvrage, forcément érudit et constamment drôle, bouleverse la recherche historique toute entière, qui avait souvent fait fi les incertitudes relatives au personnage Shak (1564 -1616, Stratford sur Avon). La postérité littéraire lui avait accordé toutes les déviances, les abus et les génies possibles, sauf la seule, celle du féminin. Cependant, des auteurs tels que Mark Twain, Alexandre Dumas, Henry James, Charlie Chaplin, Orson Welles et même Freud ont, naguère, douté de l’identité du Barde britannique. Érasme en précurseur avait en 1516, noté en sa lucidité « rien n’est plus facile que de mettre un nom quelconque en tête d’un livre »…
De la « reconstitution du brontosaure » (Twain) à « la plus grande imposture et la mieux réussie, pratiquée par ce monde indolent » (James), les mystères de la rivière Avon ont alimenté des biographies romancées qui courent de l’époque moderne à l’époque contemporaine. À rebours, ce livre est, comme la première page le rappelle, librement inspiré de l’ouvrage de l’universitaire américaine Robin P. Williams, publié à compte d’auteur en 2006, et régulièrement interprété lors d’une conférence spectacle par Aurore Évain depuis quelques années. Communiquer et chercher ne se frôlent que rarement. Forte du pouvoir que l’édition lui confère, Aurore pointe ses lueurs avant les inévitables écharpages publics des gardiens du temple. L’ombre est épaisse autour du grand maître de la littérature anglaise. Le style reste un mystère de la construction du récit, le masque subtil de l’écriture : qui manie l’humour comme une dague peut aller loin dans les contrées du risque.
J’avais admiré le spectacle et je becquette le livre avec vertige. Ce que je ressens est une colère froide, découvrant un mauvais maillot brandi dans les vestiaires, qu’une habile ouvrière a su détricoter. Si l’œuvre de l’obscur courtier en théâtre Shak reste au cœur de l’interprétation culturelle de la Renaissance, changer l’identité de son auteur en une autrice aristocrate (Mary Herbert Sidney, comtesse de Pembroke, dans une mouvance collective créatrice) devient un enjeu d’Histoire. Essuyons nos lunettes comme l’ouvrage nous y engage. Fini la méritocratie culturelle d’antan, bonjour les allusions maternelles, merci la stigmatisation des guerres, bravo l’humour jubilatoire. Écrire masquée est une expérience que nous pouvons comprendre. À l’époque, écrire en son nom propre pour une femme de noble famille est une infamie, seules lui sont permises les traductions, os à ronger secondaires. Mais cette comtesse élisabéthaine (1561-1621) est une femme puissante, un être d’exception qui écrit en langage codé, professe l’alchimie, compose de la musique et des vers : elle fréquente librement qui lui chante, pour peu que cette aventure lui plaise intellectuellement.
La période qui voit éclore la littérature élisabéthaine est celle de la Renaissance, période violente s’il en fut. Sur le continent, s’affrontent les hommes d’Église et les hommes de cultures. Érasme est les humanistes sont pourchassés tandis que les tortures des sorcières se banalisent. Les bûchers flambent dans toutes les grandes villes. Le latin, l’italien et le français sont pourtant les langues de la culture classique, tandis que l’anglais reste second. Mary Sidney, son frère Philip et sans doute des correspondantes familiales et amicales, vont tisser un solide réseau littéraire, une sorte de FB épistolaire irrigué par leur langue de choix. Mary Sidney transforme sa demeure, Wilton House, en un «paradis pour les poètes » anglophones, abritant le « Wilton Circle, » un groupe d’écrivains et poètes à qui elle a offert son hospitalité, dont Edmund Spencer, Samuel Daniel, Michael Drayton et Ben Jonson. Un de ses hôtes, l’érudit John Aubrey, considéré comme fondateur de l’archéologie britannique, décrit ainsi ce havre créatif : « Wilton House était comme une université, tant il y avait de personnes cultivées. Elle était la plus grande, par sa sagesse et sa culture de toutes les mécènes de son temps. » Elle, la dame, artiste et mécène toute à la fois.
Alors, le personnage de Shake/Fake est-il la matrice prototype d’une IA du passé ? Une légende dont la glose universitaire s’est emparée au fil des temps ? Mais le Temps, est un grand maître puisqu’il défait les réputations. Je songe à cette citation de madame de Staël, deux siècles plus tard, « la gloire est le deuil éclatant du bonheur ».
Si pour son époque, Mary Sidney a connu le bonheur, dans ses intermittences et ses joutes, elle aura sans doute, des siècles plus tard, le couronnement de la gloire, grâce à la solidarité avisée d’une autre femme.
La Journée d’études « Souffle et délices de la voix, pour des explorations contemporaines«
se déroule à la salle de la FONDATION VICTOR LYON
CITÉ INTERNATIONALE UNIVERSITAIRE DE PARIS
17, Boulevard Jourdan, Paris 14e
QUAND LA RECHERCHE CRÉE L’ACTION …
le mercredi 21 juin 2023 de 9h30 à 20h
en partenariat avec le Labo de lettres, le CHCSC (université Paris-Saclay), Micro-sillons, l’Institut Charles Cros et la Maison Île-de-France de la Cité Internationale
« Souffle et délices de la voix
pour des explorations contemporaines »
La voix souvent plus discrètement que l’image
vient saisir notre oreille passante.
À l’occasion de la Fête de la Musique et du 20e anniversaire du Labo de Lettres, nous parions sur une attention inédite à l’étude de son souffle et de ses délices. Armelle Chitrit, poète et chercheuse lui consacre une première journée de rencontres et de clameurs, entre la recherche et la création.
9H40-10H20 Concert du Poetic Quartet « Tessons bleus » d’après les poèmes d’Armelle Chitrit avec Marika Lombardi, hautbois, Romain Beauchef, piano,Renaud Desbazeille, clarinette et Armelle Chitrit, voix –
10h20-10h40 Sylvie Dallet : « Une voix concrète et voyante »
10h40 -11h00 Chen Lin : « Quand la voix de la poésie continue de résonner pendant mille ans »
11h 11h10 Discussion
11h10-11h25 Pause
11h25-11h45 Géraldine-NaliniMargnac : « Résonances et mouvements : l’art d’ « incarner » la déesse ? »
11h45-12h05 Jeanne L’Hévéder : « Je n’ai jamais vu plus beau visage que sa voix »
12H05-12h25 Annick Batard : « De la voix des animatrices et des animateurs de radio à la voix de la radio »
12H25-12H35 Discussion
Pause déjeuner (restaurant coréen pour qui a réservé auprès d’Armelle Chitrit)
Modératrice : Sylvie Dallet
14h-14h20 Valentin Grimaud : « Timbre, tessiture et « grain de voix » des personnages de roman au XXème siècle »
14h20-14h40 Jean-Yves Samacher : « La poésie de Jean-Luc Lavrille : une poésie qui « recycle le sens des discours »
14h40-15h Performance :« Je suis un volcan »
par Carlos Beltran Gomez, Claudine Hunault, Clara Joly, Éric Rondepierre, Diane Watteau
15h00-15h10 discussion
modérateur Paul Dayan
15h10-15h30 Xavier Hautbois, « L’océan des temps : un poème augmenté en hommage à Oscar Milosz »
15h30-15h50 h Charles Polio,« La Voix et l’instrument »
15h50 -16h Discussion
16h-16h20 Filomena Borecka « La voix des souffles réunis – Phrenos – la Banque du Souffle » Extrait de témoignages portant sur le vécu du souffle au jour le jour en résonance avec l’axe : la voix du témoignage et poétique de la voix.
16h20-16h40 Alisa Rakul : « Le théâtre de la voix – la force originelle du langage »
16h40-17h00Kseniya Kravtsova « Au sujet de Gryghoriï Choubaï voix et résistance ukrainienne »
17h –17h10 Discussion
17h10-17h20 Pause
17h20-18h00 Synthèse et clôture
18h-19h Apéro
19h–Récital poétique pour la résistance ukrainienne : Gryghoriï Choubaï avec les voix de Kseniya kravtsova et Noam Cadestin, au piano : Sébastien Lanz Textes:de Gryghoriï Choubaï.
Poetic Quartet avec Marika Lombardi Romain Beauchef Renaud Desbazeille et Armelle Chitrit
L’improvisation…. « Pour moi l’improvisation est un moyen d’expression instrumentale et physique de totale liberté et création qui me permet de voir et de faire percevoir le hautbois d’une façon différente et complète. Le travail avec le mouvement plutôt que le texte oblige à une création et réflexion artistique extrêmement complète et nourrissante dans laquelle je me sens complète. L’enseigner par la pratique du Sound painting est une joie créative que je transmets à mes élèves à chaque séance. » Marika Lombardi
…sur l’improvisation pour situer la place de la voix dans un set du « Poetic Quartet »… qui se produit en tout lieu comportant de préférence un piano à queue. le PQ met en scène une série de tercets de vers impairs qui tissent une trame soutenue et détaillée où s’organise en trois sets la rencontre variée d’un souffle inattendu avec démonstration participative de sound-painting
10h20-10h40 Sylvie Dallet : « Une voix concrète et voyante »
« Un son est facile a écouter s’il a une histoire, s’il est à lui seul un morceau de musique, s’il habite la durée de façon cohérente mais avec une part d’imprévisible… Notre oreille reste cependant une machine à calculer. Elle est à la fois mathématicienne au sens de la musique traditionnelle- quoi de plus mathématique que la musique d’Occident – et sauvage, inspirée et voyante. » Pierre Schaeffe, inventeur de la musique concrète (1948) est aussi le fils d’une chanteuse et d’un violoniste, définit ainsi les potentialités de l’oreille, qu’il ne cessera d’étudier après son premier article sur la voix (1953). C’est bien pour rendre compte de cette mutation vers l’oralité, le mouvement et le corps que Schaeffer ne cesse d’écrire ce mot de jeunesse, liée au scoutisme : « la scène se passe en ton âme » (1932). Cette âme matrice et motrice, se développe dans le ventre jusqu’à à « caresser la peau du silence » La réintroduction du son dans un récit musical est donc une aventure qui puise aux racines de notre culture et dont le récit reste à faire. Ces allez-retour incessants entre le souffle, la voix, les bidules et les machins, tissent toujours le mystère de cette aventure concrète.
10h40 -11h00 Chen Lin : « Quand la voix de la poésie continue de résonner pendant mille ans » —— De Je reconduis Yuan Er, envoyé à Anxi《( 送元二使安西》) à Trois variations de Yangguan (《陽關三疊》), l’adaptation en musique d’un poème chinois de l’époque médiévale
Au coeur de la dynastie des Tang, au VIIIe siècle de notre ère, le poème Je reconduis Yuan Er, envoyé à Anxi (《送元二使安西》) de 王維 Wang Wei (701-761) se distingue comme un chef-d’œuvre de profondeur et d’émotions dans le genre des poèmes d’adieux. En effet, il exprime avec subtilité la puissante amitié ainsi que sa méditation sur les mutations de son époque et sur la fugacité de la vie. La source poétique fut si puissante qu’elle inspira une adaptation à l’instrument traditionnel du Guqin, sans cesse reprise et rejouée par les lettrés pendant un millénaire. Au fil du temps, comment ce poème et cette musique ont-ils traversé les vicissitudes de l’histoire et conservé leur caractère ancien dans l’espace de la tradition ? Cette proposition invite le lecteur à explorer avec l’esprit cet écho millénaire.
11h 11h10 Discussion
11h10-11h25 Pause
11h25-11h45 Conférence danse Géraldine-NaliniMargnac :« Résonances et mouvements : l’art d’ « incarner » la déesse ? » Poème et voix dans la partition dansée de Māyē, pièce de style Bharata-nāṭyam (Art de la scène – Inde du Sud). Comment la déesse de l’illusion, Māyā, est-elle suggérée dans la partition qui commence ainsi : Māyē Māyan sodhariyēmanam irangāi ? Māya [Illusion], de Viṣṇu la sœur , en mon cœur [puisses-tu] descendre
Son nom, éponyme, est décliné sur plusieurs temps dans la mesure et occupe ainsi l’espace sensible des auditeurs-spectateurs. La gamme mélodique choisie, ou rāga, développe également une certaine puissance émotionnelle renforcée par des ornements vocaux. « Une caractéristique du rāga, impossible à décrire, mais amenée par l’artiste, est le prāna : le souffle vital »[1], attaché à une interprétation unique, indépendante de toute partition figée. Nous montrerons comment la délicieuse vitalité de la déesse transparaît à travers les jeux d’accents, de variations et de correspondances, incarnée par le corps et la voix des artistes : les chanteurs et les acteurs-danseurs n’insufflent-ils pas un pouvoir enchanteur et performatif à leur art vivant ?
11h45-12h05 Jeanne L’Hévéder : « Je n’ai jamais vu plus beau visage que sa voix »
Découverte et écoute d’une voix en train de créer au souffle du magnéto. Projet de création mené par Anne Kropotkine et Jeanne L’Hévéder autour de l’œuvre et des archives sonores de la poétesse et femme de radio Angèle Vannier (1917-1980). Cette « femme parole » qui a perdu la vue à l’âge de 22 ans, créait sa matière poétique sur des cassettes audio, plaçant l’enregistrement au cœur de son processus d’écriture et de mise en voix du poème.
12H05-12h25 Annick Batard : « De la voix des animatrices et des animateurs de radio à la voix de la radio »
J’interrogerai les singularités des voix des animatrices et des animateurs, qui de manière paradoxale, se mettent aussi au service de la voix d’une radio. À partir d’exemples d’émissions sur France Musique et sur France Culture, j’analyserai certaines voix du service public de la radiodiffusion française contemporaine. J’insisterai sur la dimension d’attachement à ces différentes voix radiophoniques, ainsi que sur les questions de
temporalité. Je questionnerai aussi les enchâssements de voix qui s’expriment lors de certaines émissions, musicales ou non, dans laquelle l’auditeur peut reconnaître la voix de l’animateur, familière dans son « grain de la voix » cher à Roland Barthes, mais aussi celle d’autres personnes. Pluralité des voix au service d’une univocité dans la reconnaissance.
12H25-12H35 Discussion
pause déjeuner (durée 1h15 de 12h35 à13h50 )
13h50- 14h Diverses annonces : tables de livres , adhésions et actualités des participants
Modératrice, Sylvie Dallet
14h-14h20Valentin Grimaud : Timbre, tessiture et « grain de voix » des personnages de roman au XXème siècle
Après un XIXème siècle si mélomane, où la voix était perçue par les romanciers au prisme des tessitures de l’opéra, pourquoi parle-t-on si peu des voix de personnages au XXème siècle ? Rares sont celles décrites dans leur matérialité phonique. Rares aussi les voix analysées par les chercheurs : en études littéraires, la « voix » est presque toujours activée dans des sens autres que son sens premier, celui d’organe timbré. À partir d’une première exploration (romans de Gide, Duras, Cocteau, Genet, Beckett, Gary…), confrontée aux écrits de Barthes et de Kristeva sur le « grain de la voix », nous interrogerons la relative absence de description vocale dans les romans du XXème siècle. S’explique-t-elle par le contexte littéraire (écrire la voix, est-ce empiéter sur la notion de style, d’écriture ?), les avancées technologiques (radio, téléphone, cinéma parlant, musique enregistrée) ? Inversement, nous esquisserons une typologie des moments où les romanciers représentent les voix, questionnant la fabrique du personnage dans les processus de création artistique.
14h20-14h40 Jean-Yves Samacher « La poésie de Jean-Luc Lavrille : une poésie qui « recycle le sens des discours »
Jean-Luc Lavrille est un poète sonore qui s’attache à faire entendre le refoulé de la langue, par le biais de jeux sur les intonations de la voix mais aussi par le biais de ruptures du rythme syntaxique, de dérapages sur les mots et de « lapsus » auto-engendrés. Il introduit ainsi une dimension de hasard qui fait événement dans le langage, trouant et perturbant le déroulé logique de la phrase, faisant jaillir l’inattendu (« in-entendu »), tordant le cou par la même occasion à la conception classique de la poésie. Le « geste » poétique de Jean-Luc Lavrille est un geste politique, un acte de résistance, prenant sa source dans un contre-langage, une langue « fuyante », « vrillée », trouée, malmenée ; elle s’oppose au « discours courant » (J. Lacan), lancinant ronron quotidien, pour laisser place au jeu et aux joies de la polysémie, aux interprétations multiples de l’auditoire, à l’exaltation/exhaustion du son et du sens. Comme l’affirme Jean-Luc Lavrille : « Sens sans jouissance n’est que ruine de langue. »
14h40–15h Performance « Je suis un volcan »
Carlos Beltran Gomez, Claudine Hunault, Clara Joly, Diane Watteau, Eric Rondepierre
Regarder le paysage comme si c’était la mer. Debout. Nous sommes debout. Elle a envahi l’espace d’une nappe sonore de paroles spectrales. Debout face au paysage. Debout au bord du paysage. Elles lisent Etel Adnan. Il joue le curseur sonore. Fort, très fort, moins fort. Face à là-bas. Au cœur du cœur du paysage. « Dans une image, il y a l’image ». Immobiles face à l’image. Etel « a un secret : sa mobilité ». « C’est pourquoi elle est si étrangère à elle-même ». Etel Adnan, polyglotte, passionnée, polymorphe, artiste (1925,Beyrouth-2021, Paris) Carlos Beltran-Gomez, passionné(e) de l’acte poétique, lecteur romantique, à l’écoute profonde; Artiste & Compositeur; Humain en métamorphose [etc]
15h-15h10 discussion
Modérateur Paul Dayan
15h10-15h30 Xavier Hautbois, « L’océan des temps : un poème augmenté en hommage à Oscar Milosz »
Cette proposition d’intervention au colloque Souffle et délices de la voix étudie les éléments poïétiques et techniques qui ont conduit à L’océan des temps, une œuvre électroacoustique que nous avons réalisée en 2017 en hommage au poète français d’origine lituanienne Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz. Le matériau de cette pièce est un enregistrement sonore de la poésie Solitude de Milosz dont chaque mot extrait est augmenté selon un traitement informatique qui restructure l’écoute du poème. Le générateur utilise une représentation sémantique spatiale, dans une structure appelée mélodie solide, qui ne laisse place à aucun hasard : le placement sonore des mots et leur restitution créent une nouvelle interprétation du poème, mettant l’accent sur de nouvelles images, des mots fantômes, des symboles décalés et répétés dans une litanie dont le sens, jamais à l’identique, s’élabore progressivement. Les thèmes récurrents du poète sont ainsi soulignés et amplifiés, prenant également parfois une tournure interprétative plus personnelle.
15h30- 15h50 Charles Polio : « La Voix et l’instrument »
Le travail instrumental, qui recourt naturellement à nombreuses de nos capacités motrices, se prive trop fréquemment de notre premier mode de traduction de la pensée musicale: la voix.
15h50-16h00 Discussion
16h-16h20 Filomena Borecka « La voix des souffles réunis – Phrenos – la Banque du Souffle » Extrait de témoignages portant sur le vécu du souffle au jour le jour. Mon intervention pourrait résonner avec l’axe : la voix du témoignage – la poétique de la voix. Plus de mille personnes ont participées à l’enquête sur l’imaginaire du souffle associée à la sculpture sonore pénétrable « Phrenos – la Banque du Souffle ». Une œuvre au service des autres imprégnée par les souffles des autres. Les gens de tous horizons, de milieux sociaux, générations et pays différents, ont répondu souvent de façon sincère, personnelle et parfois même intime. Les témoignages recueillis sont à la fois forts, authentiques, poétiques mais parfois aussi banals. Phrenos est une banque de souffles préenregistrés dans une composition sonore, mais c’est aussi et surtout une « banque de dons ». Une banque conçue en données non monnayables, et alimentée en récits de vie, du souffle.
16h20- 16h40 Alisa Rakul : « Le théâtre de la voix – la force originelle du langage »
Nous proposons de faire croiser trois approches qui mettent au centre de leurs préoccupations littéraires, théâtrales, théoriques la voix humaine, chacune dans sa manière particulière. Elles proviennent de l’œuvre dramaturgique de Maurice Maeterlinck, du travail de mise en scène de Claude Régy et de la théorie du langage continu d’Henri Meschonnic et de Gérard Dessons. Ces trois approches sont cohérentes dans leur objectif de faire entendre la voix inaudible du texte écrit, la voix de la déclamation théâtrale juste ; faire entendre la voix qui dépasse le discontinu des mots en faveur du continu de la parole dont l’origine se trouve dans sa circulation ininterrompue. Les trois approches contribuent à la théâtralité réinventée de la voix qui transporte le spectacle du domaine du visuel au domaine de l’audible ; le spectaculaire cède la place à la force du langage porté par la voix.
16h40-17h Kseniya Kravtsova : « Au sujet de Gryghoriï Choubaï voix de la résistance ukrainienne ». Poète, érudit et chef de file du mouvement underground littéraire ukrainien dans les années 70 à Lviv. La voix est une affirmation d’être pour moi. L’incarnation du souffle vital, mon outil premier. Quand la voix est alliée à la parole, elle devient message et source de récit commun. Ce qui nous re-lie… en sens premier du therme. En cette période terriblement douloureuse pour moi et mon peuple, faire entendre la poétique de ma langue natale est vital, faire résonner ma voix dans ce contexte est de tenir tête à l’oppression et défier le désastre.
17h –17h10 Discussion
17h10-17h20 Pause
17h20-18h00 Synthèse et clôture
18h-19h Apéro
19h- Récital poétique pour la résistance ukrainienne: Gryghoriï Choubaï est une étoile fugace qui a éclairé l’horizon sombre de son époque, figure phare de la « génération condamnée », avec les voix de Kseniya kravtsova et Noam Cadestin, piano : Sébastien Lanz Textes:de Gryghoriï Choubaï.
Qui sont les intervenants.es de cette journée ?
Anne-Marie Petitjean est professeure des universités en littérature française, création littéraire et didactique de la créativité (université de Cergy)
Armelle Chitrit Poète, interprète dramaturge et théoricienne, est née à Paris. Son engagement de chercheuse et d’artiste s’est manifesté à travers une dizaine de livres, de nombreux spectacles et publications. Après un stage à l’université Columbia (NYC), elle a effectué des recherches et enseigné au Québec. Associée au CHCSC de l’université Paris-Saclay, elle coordonne notre événement « Souffle et Délices de la voix, pour des explorations contemporaines » en partenariat avec le Centre Histoire des Sociétés Contemporaines de l’UVSQ, le collectif Micro-Sillons, la Maison île-de-France de la Cité Universitaire de Paris, et en collaboration avec A-Marie Petitjean, de l’Université de Cergy-Pontoise. et Sylvie Dallet de l’Institut Charles Cros. https://damedespoemes.fr
Lauréate du Premier Prix de l’Académie Québécoise de Pataphysique, Armelle participe à des enregistrements, des master-class, des performances et à une chronique de poésie contemporaine dans la revue Verso. Formée comme comédienne et compositrice, elle intervient par la voix pour la transmission du poème, mais aussi en littérature comparée, communication, sémiologie et création. Lauréate du Premier Prix de l’Académie Québécoise de Pataphysique, elle a fondé le Labo de Lettres devenu une association loi 1901 depuis 2003, avec La main, pluriel d’une abstraction sensible, année du colloque de Cerisy/ l’Harmattan. Lauréate du Premier Prix de l’Académie Québécoise de Pataphysique, elle a joué les poèmes-fruits de Peaufine au festival des Voix Vives de Sète, se joint au Poetic Quartet avec Tessons Bleus, au Festival des Arts Foreztiers sur les peuples premiers avec Rigole, au Festival international de poésie de Trois-Rivières avec son recueil tout particulièrement mandelstamien Ma joie d’être en vie, aux éditions Unicité.
Marika S. Lombardi Hautboïste italienne, premier prix de plusieurs conservatoires et concours internationaux, concertiste internationale régulièrement invitée dans des festivals européens. Elle s’est perfectionnée avec des grands Maitres du hautbois dans le monde entier. Professeur à Paris dans différents conservatoires et directeur artistique de deux festivals de musique de chambre, elle a à son actif douze cd autour du hautbois et plusieurs créations. Depuis 10 ans elle pratique aussi l’improvisation en solo et en ensemble avec différentes instrumentations et souvent avec des danseuses ou des acteurs. Depuis 2020 elle est Soundpainter certifiée.
Renaud Desbazeillea étudié la clarinette, la musique de chambre et l’analyse au CNSMDP. Il a également étudié l’orchestration, l’écriture et la composition avec Horia Ratiu. D’abord intéressé par la musique de chambre et la création, il a été soliste de l’ensemble Itinéraire de 1994 à 2012 et membre de l’ensemble Calliopée. Il s’est produit avec des artistes tels que David Grimal, Gérard Caussé, Alain Marion. Il travaille actuellement sur la création de pièces et de projets pédagogiques associés issus de sa rencontre avec des peuples centrafricains suite à sa résidence Villa Médicis hors les murs. Ses oeuvres ont été crées par l’ensemble Itinéraire, et des artistes tels que Lucas Debargue, David Castro-Balbi, Cecile Daroux. Il est édité aux éditions Lemoine.
Romain Beauchef Il obtient les prix de piano du conservatoire de la ville d’Argenteuil, de Rueil-Malmaison et de Paris dans les classes de Marie-Bénédicte Lavoine, Pascal Amoyel et Hugues Leclère. Il se perfectionne par la suite pendant 4 ans dans la classe de Réna Shereshevskaya à l’Ecole Normale de Musique de Paris. Pianiste de formation classique, improvisateur et performeur. Il enseigne actuellement comme professeur de piano au conservatoire Camille Saint-Saëns du 8ème arrondissement de Paris. Curieux par nature, il s’intéresse à une grande variété de répertoire, de la musique baroque à l’improvisation générative. Depuis 2010 il fait partie du collectif d’improvisation de la compagnie du Châtaignier, où il explore différentes approches de la musique par l’étude des modes de jeu du piano préparé, l’utilisation d’instruments électro-acoustiques et la relation de la danse avec la musique. En 2020 il monte le duo de musique électronique “PARADOXE” avec le compositeur de musique électroacoustique Marc Parazon. “PARADOXE” est soutenu par le centre national de création musicale le CÉSARÉ ainsi que le centre d’exploration musicale Le Logelloù. Il forme également en 2021 le duo “CONTINUUM” avec la danseuse Chloé Bernier. “CONTINUUM” est une performance sur le continuum entre les sons synthétiques, analogiques et les gestes intégrant leur espace, rendant visible leur volume.
Chen Lin est maître de langue chinoise et doctorante en langue et littérature chinoises à l’Université d’Aix-Marseille, prépare actuellement sous la direction de Pierre Kaser (IrAsia) une thèse portant sur les traductions de la poésie pastorale de WANG Wei 王 維 (701-761) en langue française. Bibliographie sommaire : -Wei-penn Chang et Lucien Drivod, Wang Wei paysages : miroirs du cœur (trad.). Paris : Gallimard, coll. « Connaissance de l’Orient » 1990 -Rémi Mathieu, Anthologie de la poésie chinoise 诗选 , Paris : Gallimard, 2015
Cheng François, Entre source et nuage : voix de poètes dans la Chine d’hier et d’aujourd’hui, Paris : A. Michel, 2002, collection Spiritualités vivantes, 188 ».
-Yin-Liu, Yan, and Isabel Wong. “A Preliminary Study of « Three Variations on Yang Kuan 陽関三叠 « , an Ancient Song.” Asian Music, vol. 5, no. 1, 1973, pp. 10–23. JSTOR, https://doi.org/10.2307/833730. Accessed 15 Apr. 2023.
Sylvie Dallet professeure des universités (Arts), membre du Conseil national des Universités et présidente-fondatrice de l’Institut Charles Cros (association européenne de création-recherche-formation, www.institut-charles-cros.eu). À ces titres, directrice du programme de recherche international et transdisciplinaire « Éthiques de la création » depuis 2008 et responsable du séminaire de recherche interdisciplinaire « Éthiques & mythes de la création » (CHCSC/Institut Charles Cros), labellisé en 2009 par « l’Année européenne de la créativité & de l’innovation ». Membre du Conseil d’Orientation, de Recherche et de Prospective de la Fédération des Parcs Naturels Régionaux et du CS de l’Observatoire de l’Innovation publique –Territoria. Présidente fondatrice du Festival des Arts Foreztiers (www.lesartsforeztiers.eu), essayiste et peintre.
Géraldine-Nalini Margnac Chercheure à Paris 8, chargée de cours à Bordeaux Montaigne, docteure en arts de la scène, Géraldine-Nalini Margnac se consacre à la poétique de la création, en particulier dans le domaine indien. Elle participe à des colloques internationaux et publie de nombreux articles consacrés aux enjeux des arts vivants. Formée par de grands maîtres indiens au Bharata-nāṭyam et au chant carnatique, elle danse sur des scènes internationales comme la Kalakshetra (Inde 2019) et mène parallèlement une carrière d’artiste professionnelle.Directrice Katia Legeret/ Jean-François Dusigne/ Pierre à Bordeaux
Jeanne L’Hévéder est autrice de créations sonores et radiophoniques au sein du collectif rennais Micro-sillons. Diplômée d’un master en pensée politique, elle explore dans son travail les liens entre la recherche et la création artistique, et les limites entre l’écriture documentaire et musicale au travers de ses compositions électro-acoustiques.
Annick Batard, est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne Paris Nord et au laboratoire des sciences de l’information et de la communication (LabSic). Ses travaux portent sur les continuités et les mutations des médias et de la littérature notamment, dans une perspective des industries culturelles. Dans ses articles, elle a notamment interrogé la revue-livre France Culture Papiers, devenue depuis lors Papiers, ou encore « Les musiciennes remises à l’honneur de manière contemporaine » sur France Musique.
Valentin Grimaud est auteur, traducteur et enseignant. Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, agrégé de lettres modernes, il enseigne à des lycéens d’Île-de-France ainsi qu’à des publics du supérieur. Il publie également des textes sur la voix dans les musiques populaires (Mariah Carey. Casta Diva, 2020, Céline Dion. Vestale, 2022, éditions Le mot et le reste ; « Le Rossignol et la Banshee : la voix de sifflet dans la pop d’aujourd’hui », Audimat, 18), et travaille comme co-auteur / traducteur pour Grasset.
Jean-Yves Salmacher Docteur en philosophie et épistémologie, diplômé de l’Université de Strasbourg, ayant suivi un cursus littéraire, je travaille comme chercheur associé au laboratoire 3L.AM de Le Mans Université (France). Ma thèse portait notamment sur Antonin Artaud. Mes recherches interdisciplinaires étudient les questions d’éthique et d’esthétique au travers d’approches littéraire, philosophique et/ou psychanalytique. Je m’intéresse plus particulièrement aux rapports entre corps, images et écritures (poétiques ou artistiques). Chercheur associé à l’Université du Mans
Alisa Rakul, Université Paris 8est doctorante à l’école doctorale « Pratiques et théories du sens » de l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis. Elle mène sa recherche scientifique au sein du laboratoire « Fabrique du littéraire » et monte des projets de médiation culturelle au service d’Action Culturelle et Artistique de Paris 8. Ses recherches portent sur les problématiques du langage, issues de l’interaction entre la littérature et les arts aux XIXe et XXe siècles à travers les questions du chant, de la voix, de l’exploration du dire, du silence.
Xavier Hautbois est membre du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC) de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (Paris-Saclay) depuis 2009., Ingénieur et docteur en musicologie contemporaine. ses travaux, menés de façon transdisciplinaire, touchent aux domaines de l’esthétique musicale, la sémiologie et l’épistémologie des sciences.. En tant que compositeur, il collabore depuis plusieurs années avec des artistes plasticiens ou multimédia sur des installations, des performances ou des œuvres numériques.
Diane Watteau MCF arts plastiques (École des arts de la Sorbonne, Paris 1), artiste, critique (aica), commissaire indépendante, adjointe à la rédaction de Savoirs et clinique
Claudine Hunault, actrice, écrivaine, metteur en scène, psychanalyste
Clara Joly, réalisation nappe sonore. Master 2 en Arts Plastiques et Création Contemporaine, EAS. Thèse en cours « Esthétique du spectre et traces à venir » (direction C. Viart)
Carlos Beltran Gomez, artiste multimédia
Eric Rondepierre, photographe, écrivain
Paul Dayan, chanteur et guitariste, anime un atelier de lecture de poésies à Génération 13.
Charles Polio, pianiste, auteur et enseignant, en constante recherche sur le sens profond de l’interprétation musicale. Initié aux innovations pédagogiques d’Edgar Willems fondées sur l’Oreille et aux fécondes découvertes de Marie Jaëll sur le Toucher, notamment publié dans La Main, Pluriel d’une abstravction sensible dirigé par Armelle Chitrit, chez L’Harmattan, 2011
Filomena Borecka est plasticienne chercheur, sa thèse en création-recherche porte le titre : « Souffle, flow : une expérience créatrice transformatrice du singulier au partagé » soutenue à Paris 1, Panthéon-Sorbonne (Arts et Science de l’art). Attaché Temporaire d’Enseignement et de la Recherche 2020-22 en Arts Plastiques, membre de l’association Cercle Chromatique et Groupe de recherche aCROSS. Ses œuvres en dessin, sculpture sonore ont été montrées. Phrenos – la Banque du Souffle, film, [2014], durée 12:02, Galerie Intuiti Paris, 2016, [en ligne]. Disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=p7CShANRVE8 Image : Phrenos – la Banque du Souffle, projection d’un verbatim de l’enquête sur le mur du Palais Abdelia, Tunis, 2015. Web.: https://phrenosfilo.wordpress.com
Kseniya Kravtsova artiste peintre et plasticienne ; interprète du poète ukrainien Choubaï
Sébastien Lanz né en 1973, auteur de théâtre, metteur en scène et musicien français, L´Homme seul, 2023
[1] Isabelle Clinquart, Musique d’Inde du sud: petit traité de musique carnatique, Musiques du monde (Arles: Cité de la musique : Actes sud, 2001), p. 55-56.
Une histoire occidentale en chantier… par Sylvie Dallet
Le séminaire « Éthiques & mythes de la création » a pris pour thème lundi 27 février 2023 « Femmes, Voyages, Spiritualités ». Cette séance présentait à rebours des récits communs, des voyages féminins sous l’angle des spiritualités qu’ils suscitent ou qu’ils expriment : les exposés de Cécile Coquet-Mokoko, d’Agathe Simon et de Suzy Tchang ont ouvert trois portes de perception insolites. En effet, leurs approches sont autant de cheminements de pensée qui pressentent des parcours originaux et pluriels : l’History anglaise est aussi une « herstory » plurielle.
J’ai exprimé rapidement en introduction lors du séminaire du 27 février, puis par cet article rédigé, quelques réflexions personnelles, dont les relations multiples restent liées à l’éducation des filles et à l’histoire des sociétés démocratiques. Voyager n’est pas se déplacer. Il n’est rien qui puisse simplement se réduire au projet de : j’y vais, j’y vois et j’exprime. La trace extérieure qui s’effectue en littérature comme en art suppose un cheminement initiatique d’autant plus secret qu’il surgira parfois inopinément, en cascade ou en source, en d’autres lieux et d’autres temps. Si, tôt ou tard, comme le nourrisson, il faut bien sortir de chez soi pour affronter le monde, il faut également rentrer en soi pour le comprendre… Rentrer chez soi participe au « sortir de soi » de la découverte de l’autre, suggérant un puzzle en trois dimensions, un emboîtement mystérieux dont les clefs se dérobent.
Depuis une dizaine d’années, le tourisme international fait état d’un accroissement notable des voyageuses en solo, mais sans en détailler les motivations créatrices. Dans une perspective de résistance féministe, l’exégèse littéraire s’attache à décrire des parcours exceptionnels : Isabelle Eberhardt et, en première figure Alexandra David-Neel, au gré des rééditions de leurs récits. Chaque démarche, pour différente qu’elle soit, exprime une ambivalence profonde : aller au dehors, c’est accepter la contrainte, la guidance de l’inconnu. Pour le poète René Char, « il faut s’établir en dehors de soi », au bord des larmes. Le philosophe Alain résume cette démarche par une formule plus abrupte : « Être c’est dépendre ».
Au XIXème siècle, Hegel, patriarche de la philosophie allemande, démontrait que l’être humain a besoin de l’autre pour son accomplissement spirituel : parce que je te rencontre, je vais enfin savoir qui je suis. Ce postulat a été renforcé par Martin Buber et le français Bachelard. Il suppose que la spiritualité nécessaire à notre existence est réveillée par la rencontre.
Si l’on résume le Je & Tu du philosophe autrichien Martin Buber (Vienne,1878-1963), publié en 1923, il tient en cette phrase, déclinée de mille façons : « la vraie vie est rencontre ». Pour traduire la force de cette « substance spirituelle » qui se révèle lors des rencontres : si je me tourne vers toi, c’est donc que j’existe… à l’inverse de toute la philosophie cartésienne. Bachelard l’écrit ainsi lorsqu’il préface l’ouvrage de son ami : « Notre substance spirituelle n’est en nous que si elle ne peut aller hors de nous. Elle ne peut aller hors de nous, vaguement comme une odeur ou un rayonnement. Il faut qu’elle s’offre à quelqu’un, qu’elle parle à un TU ».
Pour faire le lien avec une découverte de ces mêmes années 1920, il me semble que notre besoin spirituel pourrait bien être lié à la « néoténie » de notre espèce. Le néerlandais Louis Bolt en propose une définition extensive lors d’un congrès de biologie à Fribourg en 1926. En effet, pour la biologie, le mot « néoténie » désigne la capacité, pour une espèce animale, de se reproduire à l’état larvaire. Par extension, la néoténie humaine est l’idée que l’être humain présente, tout au long de sa vie, des caractères juvéniles dont l’histoire mondiale devrait tenir compte : prégnance du « jeu », besoin continu de connaissances nouvelles, qualité de « sagesse » des gens d’âge. Nous naissons inachevés et avons besoin des autres pour progresser. Parmi les tutrices de l’enfance, la mère, la grand-mère, figures de l’identification, ont leur rôle à jouer, mais aussi les lectures personnelles, qui, pour les filles, sont les premiers piliers d’une ouverture au monde, hors du microcosme de la cuisine.
Nous arrivons donc à la mesure des savoirs émancipateurs spécifiques aux femmes.
Pour beaucoup de femmes, sortir de l’enfermement s’effectue par l’étude, la lecture et la traduction, qui correspond à un partage des savoirs implicite, sans les injonctions du genre. Pour exemple, Émilie du Châtelet (1706 – 1749), traductrice et mathématicienne de l’époque des Lumières (et compagne de Voltaire durant quatorze années) explicite ce persistant besoin féminin de voyage à travers la lecture et l’étude : par modestie, sa seule œuvre personnelle, Discours sur le bonheur, ne sera publiée qu’après sa mort. Je cite cette exigence du voyage spirituel par l’étude : « L’amour de l’étude est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu’à celui des femmes… les femmes sont exclues par leur état de toute espèce de gloire et quand, par hasard, il s’en trouve quelqu’une qui est née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler de toutes les exclusions et les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par son état ».
Anticipant la formule sartrienne comme quoi exister, serait se libérer, pour ces femmes occidentales du tournant du XIXème siècle, exister c’est partager des expériences libératrices, et qui deviennent, créatrices d’œuvres fortes. Pour exemple, les récits d’Isabelle Wilhelmine Marie Eberhardt (née en 1877 à Genève et morte en 1904, emportée par un oued en crue à Aïn-Sefra, en Algérie), sont profondément marqués par le voyage tant dans sa dimension descriptive que spirituelle, du côté du soufisme. Les articles de cette écrivaine née suisse de parents d’origine russe, devenue française par son mariage, sont désormais aussi connus que l’ethnologue et autrice, Alexandra David Neel.
Parmi les femmes exploratrices du Moyen-Orient dont les historiens ont invisibilisé l’influence, je voudrais évoquer des personnalités moins connues, mais non moins inspirées : Lady Stanhope (1776-1839), Marie de Ujfalvy-Bourdon (1842-1904), Odette Keun (1888 -1978), Odette du Puigaudeau (1894-1991) et Marion Sénones (1886 – 1977)…
L’ethnologue et autrice Lady Esther Stanhope, nièce du ministre Pitt, est une aristocrate britannique devenue aventurière au Proche-Orient. Elle incarne à la fin de son existence une sorte de « prophétesse » en pays Druze. La Revue des Deux Mondes de 1845 dépeint son odyssée dans un style fleuri, comme « reine de Tadmor » sorcière, prophétesse, patriarche, chef arabe, morte en 1839 sous le toit délabré de son palais ruineux, à Djîhoun, au Liban ». En 1835, Lamartine dans son Voyage en Orient, est lyrique: « Les nombreuses tribus d’Arabes errants qui lui avaient facilité l’accès de ces ruines, réunis autour de sa tente, au nombre de quarante ou cinquante mille, et charmés de sa beauté, de sa grâce et de sa magnificence, la proclamèrent reine de Palmyre ». La vie aventureuse de Lady Stanhope inspirera la Châtelaine du Liban du romancier français Pierre Benoit en 1924, un ouvrage traduit en plusieurs langues.
En 1879, trois décennies avant Alexandra David-Neel, Marie de Ujfalvy-Bourdon accompagne son mari dans ses explorations anthropologiques. Elle écrira joliment dans son best-seller De Paris à Samarcande; impressions de voyage d’une Parisienne (1880) puis dans Une Parisienne dans l’Himalaya (1887), « ces dames ne comprenaient pas que je fusse décidée à suivre mon mari. C’était folie qu’une femme s’avisa d’une telle aventure ; courir les grands chemins ! Passe encore s’ils avaient été suffisamment frayés ». Elle apostrophe ainsi son lectorat féminin : « chère lectrice (…) faites comme moi : allez vers des pays lointains et le charme que vous en rapporterez sera la plus grande récompense des fatigues et des émotions passées ». Celle qui inspira les romans de Jules Verne ne cessera d’exhorter les femmes de sa condition d’abandonner le confort du foyer pour des émotions inspirées.
J’ai une certaine tendresse pour la journaliste et autrice néerlandaise Odette Keun (née en 1888 à Istanbul, décédée en 1978 aux États-Unis) qui a ramené du Caucase et du Maghreb des œuvres polyglottes, telles que Les Maisons sur le Sable (1914), Les Oasis dans la Montagne (1920), Sous Lénine; notes d’une femme déportée en Russie par les Anglais (1922), mais surtout un extraordinaire roman de mœurs Mesdemoiselles Daisne de Constantinople (1917), dont je découvris l’existence par hasard dans la bibliothèque de ma grand-tante, mariée à un officier colonial. Ce roman bouleversa mon adolescence, par la richesse des civilisations dépeintes et les émotions qui les accompagnent.
En parallèle de l’autrice américaine, l’ethnologue Odette du Puygaudeau (1889-1991) a laissé des récits de voyage remarquables. Sa candidature pour une expédition au Groenland ayant été refusée par le commandant Charcot qui n’accepte pas les femmes à bord, elle explore d’autres grands espaces tel le désert du SaharaSahara jusqu’aux confins de la Mauritanie (en 1933) puis en 1934, sur un bateau de pêche de Douarnenez, La Belle Hirondelle, avec sa compagne Marion Sénones. Celle- ci infirmière, peintre et dessinatrice illustrera certains des livres de l’ethnologue: Le Sel du désert en 1940, La Route de l’Ouest en 1946, Mon ami Rachid, guépard en 1948 et Tagant en 1949. Leur odyssée inspirera en 2020 le double récitdes journalistes Catherine Faye et Marie Sanclemente, L’année des deux dames.
Les audaces de l’édition internationale nous font découvrir ou redécouvrir des autrices plus proches de notre temps : l’autrice libanaise Etel Adnan exprime une expérience mixte (peinture et poésie « le destin va ramener les étés sombres »), la réalisatrice Jocelyne Saab dont on vient de rééditer les films, la documentariste Florence Tran (par l’écriture et la réalisation de ses enquêtes sur l’Himalaya et l’Égypte) et les carnettistes, voyageuses infatigables des confins du monde… Autant d’exploratrices qui, au prix des larmes et confortées par des ténacités invisibles, explorent les confins du paysage visible.
Après ces petites notes de rappel, relatives à l’histoire occidentale, je voulais signaler des témoignages contemporains autour du thème exploratoire de la « Femme sauvage », moins corsetée que les précédents exemples.
En 2001, l’autrice féministe américaine,Clarisse Pinkola Estes publie un essai qui deviendra un best-seller international : Femmes qui courent avec les loups. Elle décrit dans cet ouvrage touffu combien chaque femme porte en elle une force naturelle, instinctive, riche de capacités créatrices et d’un savoir immémorial. Mais la société et la culture ont trop souvent muselé cette « Femme sauvage », afin de la faire entrer dans le moule réducteur des rôles assignés. Fascinée par les mythes et les légendes, Clarissa Pinkola Estés propose de retrouver cette part enfouie, pleine de vitalité et de générosité, vibrante, donneuse de vie. À travers des « fouilles psycho-archéologiques » des ruines de l’inconscient féminin, puisant aux traditions les plus diverses, de la Vierge Marie à Vénus, de Barbe-Bleue à la petite marchande d’allumettes, elle démontre qu’il ne tient qu’à chacune de retrouver en elle la Femme sauvage.
Après son célèbre Croire aux fauves (2019) qui racontait sa blessure initiatrice par un ours, la nouvelle publication de l’anthropologue Nastassja Martin À l’Est des Rêves (réponses des Evend’Icha aux crises systémiques) explore les échappées libératrices à partir de minutieuses enquêtes sur le double territoire forestier de la Béringie (Alaska et Russie). À la chute de l’URSS, son interlocutrice principale retourne vivre en forêt et y développe des facultés prédictives liées à la relation intime qu’elle entretient avec la Nature. Le don et le contre-don du sauvage, s’initie aussi par le rêve.
Un dernier exemple, puisé aux sources de la création visuelle. En 2015, nourrie de l’œuvre de Clarissa Pinkola Estés, la plasticienne Marie-Christine Palombit effectue un voyage en Arizona, aux États-Unis. Quarante femmes s’y sont retrouvées pour marcher dans le désert, pratiquer des rites amérindiens avec des Indiens Navajos et suivre l’enseignement de « HO Rites de Passage ». À son retour, nourrie des intenses moments qu’elle vient de vivre, cette artiste montreuilloise entame une série de grandes peintures Femmes sauvages entre ciel et terre, entre terre et ciel. Enrichissant sa palette de pigments fluorescents, elle donne de ses œuvres une double lecture : exposées à la lumière noire, elles révèlent une vision plus secrète, comme celle d’un territoire inconscient. Des détails apparaissent ou au contraire s’estompent ; les postures changent et l’histoire… Marie-Christine Palombit était présente lors du séminaire du 27 février ainsi que Ghislaine Verdier qui lui a consacré une monographie illustrée…
Les conférences stimulantes de Cécile Coquet Mokoko, Agathe Simon et Suzy Tchang ont été enregistrées en audio, et restent, pour le moment une matière à retravailler.
Le prochain séminaire se déroule le 3 avril 2023 (de 18 à 21 heures, au 21 bis rue des écoles) autour des « Usages et les créativités symboliques des textiles », avec les exposés de Christelle Maïmouna, (Usages et symboles du pagne en Afrique subsaharienne), doctorante, Anna Caiozzo (Mythes de création associés au vêtement), professeure d’Histoire médiévale et Barbara d’Antuono (À chacun son Totem..) artiste, brodeuse.
Entrée libre sur inscription : sylvie.dallet@uvsq.fr
Poster cette contribution éditée sur le site de l’Institut Charles Cros correspond à une demande et une réflexion et, comme toute ouverture, signifie en creux que le manque s’invite à la table du banquet. En effet, le séminaire du 10 octobre va confronter les démarches et les approches de trois personnalités, le psychiatre Bertrand Chapuis, le préhistorien Jacques Jaubert et l’artiste Erolf Totort, dans un dialogue attentif autour de ce que nous pouvons comprendre de l’humanité européenne la plus ancienne.
Ce séminaire ne sera vraisemblablement pas enregistré et nos lecteurs et lectrices auraient sans doute voulu en entendre les enjeux, y participer de loin par l’écoute ou par un peu de lecture préventive (un peu comme l’archéologie préventive ou les opérations de déminage…). Pour cette raison, j’inscris cette post face (« La caverne de Néander ») à l’ouvrage de Bertrand Chapuis,
« Mystère néandertal à Bruniquel : le propre des femmes ou le pouvoir de la Mère »
parmi les articles librement consultables de l’Institut, avant que notre lectorat international puisse se procurer ultérieurement le livre (à commander directement aux éditions Harmattan) et se faire un avis personnel, partagé et documenté.
« Nos étonnements seuls comptent” Lucien Febvre
« L’ouvrage que publie ce jour la collection “Éthiques de la création” est stimulant à plus d’un titre, tant pour son propos que par la personnalité de son auteur. La Préhistoire en effet questionne l’imagination tant l’évolution nous force à nous interroger, à la fois sur l’architecture de la pensée et les sédiments culturels que nous conservons, très enfouis, des règnes et des effrois de nos ancêtres. Les hommes et les femmes Sapiens ont laissé des traces de leurs activités esthétiques sur les parois des grottes qu’ils ont occupées et nous savons désormais que ces lieux-dits portaient des cérémonies où la voix était réverbérée. La découverte de la grotte de Bruniquel nous renvoie d’un jet, bien au-delà de Lady Sapiens, notre très vieille grand-mère, vers des Néandertales inconnues qui semblent avoir fabriqué des cercles de pierre en forme de nid au fond d’une cavité profonde, à partir de stalagmites brisées.
Durant la période qu’explore Bertrand Chapuis, trois humanités se développent sur des espaces différents, même si l’ancêtre commun est issu de l’Afrique : Néandertal en Europe jusqu’en Sibérie, Sapiens en Afrique, Denisovien en Asie. Les contacts sont existants, mais rares. Néandertal a transformé son anatomie afin d’affronter le froid. Si la recherche internationale tente de coordonner ses découvertes, l’information reste tributaire également des idéologies que le grand public véhicule. Comment s’en offusquer ? Nous sommes avides de connaître les bribes des origines afin de les traduire en récits de vie. Pour les dernières expertises des scientifiques, la grotte ne semble pas dévolue à l’habitat, ni correspondre à une retenue d’eau, malgré la forme de piscine que semblent évoquer les deux cercles. Une nursery, une garderie d’enfants en bas âge ? Aurions-nous affaire à une école maternelle des profondeurs ?
Les hypothèses de rituels anciens liés à une organisation symbolique ont été réinterrogés par les savants sans relâche. Dans cet Aveyron à l’ancrage multimillénaire, Bertrand Chapuis revient aux sources de la vie, c’est à dire la naissance et la prime éducation des enfants. Ceux-ci seraient préservés et cachés des prédateurs dans les profondeurs de la grotte, aujourd’hui obstruée par ce que les préhistoriens nomment “le grand chaos”. Par ailleurs, le site est entièrement calcité, ce qui modifie la perception des passages anciens et de la présence de la lumière. De ce fait, la découverte des outils s’effectue difficilement et nous avons besoin de toutes nos approches croisées pour en tenter une explication globale et vivante. Les experts de la Préhistoire ont pensé l’évolution de l’humanité au travers les vestiges de ses outils primitifs : la taille des roches, l’usage du feu et l’inhumation des défunts. Très rares sont les esprits contemporains qui ont tenté des explications à rebours, en spéléologues de l’intime, des processus humains tels que l’éducation et la construction mythique. Nous imaginons des rituels en fonction de nos propres connaissances, le plus souvent hors des pratiques corporelles et psychiques dont la trace est de conservation malaisée. Si certains continuent à penser que la sophistication des outils reste la preuve de notre humanité, d’autres y adjoignent, en équilibre, les indices du bien-être et les formes éducatives qui y contribuent.
Point n’est besoin de rappeler la phrase de Bergson : “L’avenir de l’humanité reste indéterminé car il dépend d’elle”. Dans cette réflexion qui échafaude à la fois son passé et son avenir, l’imaginaire et l’intuition avancent de pair avec la recherche expérimentale. Au-delà des relevés minutieux des équipes de terrain, les analogies interprétatives s’échafaudent, parfois à notre insu.
La caverne est le lieu de tous les fantasmes et ce n’est pas un hasard si ce sont souvent des enfants qui en initient le mystère. L’humanité cependant, n’a pas noué de relations identiques avec le monde souterrain, suivant les lieux et les époques traversées. Pourtant, dans presque toutes les civilisations anciennes, la terre est identifiée à la féminité et, par analogie, la grotte (dans laquelle on pénètre) symbolise souvent la femme. Si nous acceptons l’idée que la grotte puisse être à la fois un refuge contre les animaux et les intempéries, alors cette caverne inverse l’allégorie de Platon [1]: la naissance s’y blottit dans la chaleur du foyer et les femmes en sont le cœur ardent. Le chant contredit le feulement des bêtes et les orages. Avec la voix humaine, les lithophones semblent avoir été les premiers instruments de musique, amplifiés par la résonance des voûtes archaïques. Les griffures d’ours sont peut-être à l’origine des décorations régulières humaines, dans une imitation totémique de l’animal. Rares sont les petites mains d’enfants estompées sur les parois néandertaliennes, mais on y découvre des sépultures d’enfants, de fœtus et même quelques traces adolescentes : le respect du vivant s’invite au plus profond des âges.
Dans le secret des expérimentations, qui restent du domaine des scientifiques de terrain, s’impose une double interrogation : qui étaient ces hommes et ces femmes du passé, désormais disparus ? Cette question de la finitude dévoile une angoisse très contemporaine qui me parait plus masculine que féminine. Il y a des habitués de cette “pensée qui fait mourir” que dénonçait l’essayiste Dionys Mascolo en 1967, dans un article consacré à Nietzsche.
Plus importante que les raisons de la finitude est cette petit lueur qui jaillit de la grotte matricielle : comment élevaient ils les enfants, comment concevaient ils les relations de genre, comment cette bienveillance dont nous parons ces ancêtres cousins participe de l’évolution humaine ? La naissance et l’éducation refusent la mort, même si chaque femme, lors de son accouchement, sait intimement, dans le passage incertain qui la mène à la maternité, qu’elle donne à la fois la vie et la mort à l’enfant qui nait. Jusqu’à aujourd’hui, la Préhistoire a été une affaire d’hommes, le plus souvent décrits comme velus et violents, sans l’agilité des premiers primates, ni la conscience des futurs sapiens. Les femmes, pourtant porteuses de la vie et donc d’évolution, n’étaient guère considérées de ces projections, si on excepte les nouvelles et romans stimulants de Rosny Aîné. La littérature transgressive s’est généreusement portée au secours des âges farouches, dans le refus des idéologies normatives que transportaient, souvent à leur insu, les savants.
Pour mémoire, l‘écrivain franco-belge Rosny Aîné (1856-1940, Vamireh, la Guerre du Feu, le Félin géant, Helgvor du fleuve bleu) a été un romancier de l’amour et des rencontres préhistoriques[2], de même qu’un siècle plus tard, l’auteur de la bande dessinée Rahan, fils des âges farouches, scénarisée par René (puis Jean-François) Lécureux et illustrée par André Chéret de 1969 à 2010. Quelques similitudes d’intention les rassemblent : les frères Rosny (particulièrement l’aîné) développent au fil des pages qu’ils composent une pensée anarchiste et Roger Lécureux, rédacteur en chef du mensuel communiste Vaillant, s’attache à mettre en scène des personnages mus par des sentiments collectifs d’entraide. La préhistoire suppose des collaborations multiples depuis des millénaires entre “ceux qui marchent debout”…
Comme l’analysait un critique d’époque, Rosny Aîné avait le souhait de construire “le roman de tout le règne animal et végétal préparant la terre à un règne encore quasi virtuel ». Dans cette perspective, son imagination consolidait ses intuitions au détour des découvertes scientifiques, dans une démarche analogue à celle de Jules Verne (1828-1905) pour le monde industriel. Nourrie au double lait de cette influence, Rosnyenne et Rahanienne, la lecture des hypothèses de Bertrand Chapuis m’ont semblé plausibles et, plus encore, capables de creuser au-delà de la caverne de Bruniquel, des sentes nouvelles vers la compréhension du lointain cousin qui, pour certains d’entre nous, est également un ancêtre.
Pas facile cependant d’échapper à la malédiction de Néander : la vallée de Néander sonne à nos oreilles comme la vallée du Néant. Dans la nouvelle Les hommes-sangliers (1929), Rosny Aîné décrit finement le trouble intime d’une femme confrontée à une peuplade indonésienne issue des profondeurs de l’humanité. Plus proche de nous, Marylène Patou-Mathis, abusivement surnommée la “préhistorienne du genre”, tempère un imaginaire néo-féministe qui assignerait à la femme le rôle second, voire de victime absolue : “Il est important d’ouvrir le champ des possibles. De là à dire que les femmes faisaient absolument tout. Non bien sûr. Mais il faut penser que, dans certaines sociétés ancestrales, elles devaient chasser. Quand dans d’autres, elles se consacraient plutôt à la cueillette ». Sans vouloir forcer le trait, les populations préhistoriques semblent proches des modes de vies traditionnels que les ethnologues observent auprès des tribus forestières contemporaines, africaines ou amazoniennes, respectueuses à la fois d’un environnement forestier qui leur fournit la subsistance et aux ancêtres dont ils perçoivent la présence familière, à la lumière de leurs rêves.
Mue par une curiosité comparatiste, je suis allée regarder les reconstitutions des visages néandertaliens et, sans aller au-delà du premier constat, elles me semblent (volontairement) très mal coiffées. Sans relever l‘ironie que ma remarque fait naître auprès de mon lecteur, il faut dire que natter des cheveux ou les ramasser en chignon, est à la portée de toute civilisation où le corps est valorisé : le goût fait partie de l’humanisation. L’esthétique prend pour socle l’éthique[3]. Les femmes de la Préhistoire participent d’une histoire des gestes, mais aussi de la parure et des expressions collectives. Nattées, sans doute scarifiées, ornées de bijoux simples, et pourquoi pas ? L’ornement conjugue le rituel, l’offrande et le souvenir précieux. Dans la grotte de Teshik-Tash (Ouzbékistan), un enfant néandertalien a été retrouvé enterré et entouré de cornes de chèvre, tandis qu’à Regourdou (France), des os d’ours étaient placés autour d’un corps. L’enfant et la mère ont partie liée : l’histoire des femmes s’écrit en creux de l’histoire des mères, le mot même de femme (du fœmina latin) dérive de fœtus (fœtare). La mère enfante et s’enchante d’une histoire qui se déploie hors d’elle-même. En ce sens, Platon a raison : l’homme qui sort de la caverne, emporte toute l’histoire du monde, ses bruits, ses objets, ses formes et ses odeurs.
La démonstration de Bertrand Chapuis sur l’humanisation par la mère se base donc, sur les fondements de l’attachement, reprenant le dialogue perdu entre Freud et la Préhistoire. Il questionne également des concepts plus historiens : le jeu, le théâtre et le chant, y compris dans des références contemporaines. Le corps est une œuvre parée, jouée, transformée dans des formes qui prennent le cercle comme référence de la Nature. Il faut donc, au-delà des analyses obviées par des références climatiques persistantes, prendre en considération le concept “d’homo ludens” de l’historien néerlandais Huizinga (1872-1945) qui a révolutionné la perception du passé médiéval.
Les communautés préhistoriques étaient de petite ampleur, liées à des géographies familières, dans des relations de proximité personnelles. Le monde contemporain urbanisé témoigne au contraire, dans l’indifférence, des cas nombreux où des enfants ont été malmenés, violentés et abandonnés : les injustices sociales se sont déployées au travers des empires, du travail forcé et des constructions financières. Si rien ne nous permet de penser que Néandertal ait idéalement méconnu l’esclavage, rien n’empêche non plus d’imaginer que des groupes restreints d’individus aient pu véritablement mener, dans des conditions climatiques redoutables, une vie épanouie. Dans cette aventure humaine qui s’élabore sur des millénaires, la préservation des enfants semble aller de pair avec l’accompagnement des blessés, des handicapés et des personnes fragilisées. Philosophiquement, cette attitude bienveillante que l’on observe au travers les sépultures retrouvées, exprime une attention aux talents de chacun : l’affectivité renforce la cohésion du groupe. Nous ne saurons pas, faute de pollens, si les Néandertaliens, comme les Sapiens enterraient les êtres qu’ils honoraient et chérissaient sur un lit de sept plantes médicinales. Mais nous commençons à comprendre que ces peuples, au contact constant de la vie animale et végétale, avaient développé une résistance aux maladies grâce aux plantes.
Pour analogie, l’observation des recettes d’automédication curatives des grands singes d’Ouganda, confirme l’expertise de primatologue Sabrina Krief, professeure au Muséum d’Histoire naturelle : à tous les âges, les chimpanzés apprennent de leurs aînés des processus d’automédication dont nous devrions nous inspirer. Les gorilles mangent une plante antidouleur, la même que celle utilisée par les Pygmées Aka lors des accouchements. Au Gabon, les chimpanzés appliquent certains insectes sur leurs plaies. L’observation mutuelle des plantes, des humains et du règne animal devait atteindre chez les Néandertaliennes son apogée, la condition de la survie des hordes. La cueillette est une activité où le goût et la transmission restent des valeurs fondamentales. La pharmacognosie est aujourd’hui une discipline qui se fraie un chemin entre le monde vétérinaire et anthropologue. C’est également, à y bien réfléchir, un chemin à rebours que nous devrions emprunter.
L’hypothèse fondatrice du chamanisme comme respect de la vie dans ses multiples incarnations, végétales et animales, se révèle de ce fait, féconde. Dans ce cadre de la pensée, la circulation des énergies et des talents ne s’effectue pas de façon verticale, mais s’incarne au travers des multiples possibles et transformations du vivant. “Faire cas de la sève”, plaide comme ultime sagesse le romancier Pourrat. Comme le feu dont il reste la métaphore, l’enfant doit être l’étincelle dont la croissance contrôlée permettra la survie de la tribu, dans une progression cognitive. L’enfant élevé dans la grotte, après sa gestation obscure porte la promesse de sortie au jour, à la lumière des dangers du dehors qui le feront grandir. Cette attitude correspond de facto à une transmission collective, maternelle et de par les aïeules, qui, à l’époque néandertalienne étaient, autour de trente ans, en pleine maturité de corps et d’esprit. Mères des mères, et parfois mères des grand-mères avant la ménopause.
De ce fait, l’expérience intellectuelle à laquelle se livre Bertrand Chapuis prend tout son relief : pour comprendre le passé, il questionne les processus psychiques de l’attachement, y compris au travers l’obscurité des mythes méditerranéens que les philosophes et les religions ultérieures ont mis en scène : Adam, Narcisse, Écho, Jocaste, les jumeaux sont des figures mythiques pérennes dont les torches littéraires peuvent éclairer les grottes du passé. L’héritage biblique, coranique et gréco-latin en lecture de la Préhistoire.
La réflexion du médecin Bertrand Chapuis s’est lentement construite lors de l’enfermement lié à la pandémie, ce qui contredit l’antienne qui définit le progrès par une activité d’inventions liées au travail. Le travail souterrain, en gestation créatrice, est un des moments obscurs et nécessaires de l’œuvre accomplie. De fait, le ralentissement des activités a suscité en 2022 une riche moisson de publications liées à l’intime, parmi lesquelles deux ouvrages majeurs en Préhistoire, un inédit synthétique de Sophie A. de Beaune, Préhistoire intime (Vivre dans la peau d’un Homo sapiens) et le plaidoyer L’homme préhistorique est aussi une femme (une histoire de l’invisibilité des femmes) de Marylène Patou Mathis. Les deux ouvrages se complètent, le dernier plus explicitement féministe que le premier. À travers des chapitres sensibles, Sophie de Beaune aborde les moments qui rythment la vie humaine et lui donnent un sens (“aimer, soigner, protéger”, pour exemple). Elle remarque avec justesse, « le désintérêt manifeste des archéologues pour les vestiges enfantins », alors que les présences de ceux-ci sont perceptibles. Si l’ouvrage de Sophie Beaune concerne prioritairement les gestes et les usages des Sapiens, elle aborde régulièrement le cas Néandertal, à titre de comparaison ou d’extrapolation. Mais elle s’oppose aussi aux thèses fameuses de la chercheuse américaine Marija Gimbutas sur les sociétés matrilinéaires, envers qui Marylène Patou-Mathis est beaucoup plus attentive. Depuis les travaux pionniers du suisse Johann Bachofen (1815-1887), certains préhistoriens défendent en effet, l’existence fondatrice de structures parentales matrilinéaires, garantes de la stabilité des communautés. Il y a une révolution de la pensée dans ces dialogues de la caverne.
L’après-covid, dans le chaos de la remontée à la lumière, va continuer, sans doute à redéfinir les affects de ceux et celles “qui marchent debout”, dans une recherche de traces et de preuves susceptibles de nous conduire vers une connaissance affermie de nos involutions. Alors que j’écris ces lignes, le paléontologue Yves Coppens vient d’aborder le monde des défunts, lui qui rencontra et sut raconter Lucy, née en Afrique, bien avant l’aventure de Néandertale.
Sans attendre l’ouverture de Bruniquel, il est permis d’en rêver les enseignements. »
[1] CF article de Sylvie Dallet « L’Avenir à reculons, genre et gens de la caverne » in le mythe de la caverne aujourd’hui (ce que Platon dit de nous…) coordination Rémi Astruc & Alexandre Georgandas, Ellipses, 2015
[2] Rosny Aîné : Récits préhistoriques (anthologie), réédition Robert Lafont (2018). cf. Mélanie Bulliard (postface Danielle Chaperon), L’enjeu des origines : les romans préhistoriques de J.-H. Rosny aîné, Lausanne, Archipel, coll. « Essais » (no 2), 2001, 163 p.
[3] cf Éthiques du goût, sous la direction de Sylvie Dallet & Éric Delassus, Collection « Éthiques de la création », Institut Charles Cros/Harmattan, 2015.
Sylvie DALLET :L’aventure Covidest elle une chance pour la création prospective ?
Introduction au séminaire “Éthiques & mythes de la création” (27 novembre 2021)
Thème de la séance : “Créer encore : comment anticiper des mondes ?
Invités : Manuela de Barros (philosophe et historienne de l’art), Christian Gatard & Olivier Parent (prospectivistes, créateurs du Festival des Mondes anticipés, sur le thème 2021 “Il faut sauver le vaisseau Terre”).
Résumé de l’introduction : L’expérience de la pandémie a permis une expérimentation in vivo de nos avenirs et, plus encore, un renouvellement de la pensée liée à la vie de notre planète. Le lancement de ce Festival, nouveau Star Trek itinérant des territoires, correspond-il au nécessaire fleurissement de l’avenir ? Dans le mot avenir, est caché le mot de vie…
Un séminaire, même par visioconférence, est quelque chose de vivant, et d’oral. Dans le cas d’une présentation en distanciel, nous nous voyons en buste et, chose plus étonnante encore, nous nous regardons nous parler (parfois avec inquiétude narcissique)[1]. Il n’échappera donc à personne que cette double vision du monde (soi et les autres) conditionne les rituels collectifs de présentation et les déambulations de chacun devant l’écran. Cette séance avait été enregistrée, excepté ma présentation (par étourderie ?) ; je recompose ici par écrit mon introduction, dans l’attente des compléments vidéo à venir.
“Commencer ce séminaire en disant que cette pandémie est une chance pour le “vaisseau Terre” peut être perçu comme provocateur, presque obscène, dans la mesure où le monde tangue fortement, affaibli par les séquelles d’une inactivité forcée. Pourtant, dans cette remémoration distillée par le confinement (et les gestes – barrière), quelques observations relatives aux figures masquées ou hybrides peuvent apporter au présent un autre éclairage et, à l’avenir, quelques soutiens de pensée. Nos croyances, issues pour partie de nos peurs, participent aussi, par contagion, à un élargissement de nos regards qui, par introspection partagée, apparaissent comme bénéfiques. Les mondes à venir s’anticipent en regardant en arrière de notre épaule, comme naguère on jetait des sorts ou des invocations.
Parmi ces aperçus anciens que l’actualité ravive, un premier personnage mythique s’impose sous la forme d’une déesse antique à tête de lionne, Sekmet, “la Puissante”, l’œil de Rè et sa colère, agente des épidémies et des inondations, qui lutte contre le chaos apporté par les hommes. La cartomancie médiévale utilise une figure dérivée pour représenter la lame XI, dite la Force, une femme qui ouvre la gueule d’un lion. Depuis quelques mois, les archéologues redécouvrent à Louxor les statues de cette divinité (quelque trois cents à ce jour), et s’interrogent sur les prières qui l’accompagnent. Des prêtres lui adressaient des invocations à la fin de chaque jour, de chaque mois et au cours des cinq derniers jours de l’année du calendrier nilotique (soit du 14 au 18 juillet en calendrier grégorien), car ils croyaient que c’était à ce moment-là qu’elle se mettait le plus facilement en colère.
Les Égyptiens craignaient plus que tout que les cycles naturels des saisons ne cessent de se renouveler, entre les errances du Nil et celles du Soleil. Ils avaient en effet peur que la déesse profite d’une de ces périodes charnières pour susciter des maladies et détruire le monde. En effet, Sekhmet n’est pas seulement l’incarnation d’un danger destructeur : « Celle devant qui le mal tremble » est également « la maîtresse des maladies ». Épouse à Memphis du dieu Ptah, architecte et artisan elle est la mère du jeune dieu Néfertoum qui symbolise la beauté et l’accomplissement créateur. Dans ce rôle maternel de la trilogie sacrée, elle incarne une divinité bienveillante et guérisseuse, très proche de la divinité chatte, Bastet : certains prêtres de son culte exerçaient d’ailleurs la profession de médecin.
Au-delà de cette première entité antique à laquelle la situation présente peut faire référence, j’y adjoins, par retour aux sources contemporaines, la pensée d’un philosophe discret, traducteur bienveillant de la psyché humaine, Gaston Bachelard. Bachelard, tout attentif aux ressources humaines, a décrit longuement la maison comme lieu d’ancrage et de ressourcement des hommes. Ce refuge, terrier ou tanière familière, abrite et rend possible le processus de la mémoire, le lieu imaginé de notre passé-futur. Boris Cyrulnik le dit autrement qui souligne dans une récente émission radiophonique (France Inter) de novembre 2021: “ Notre corps est un carrefour de pression climatique sensoriel. Notre âme est un carrefour de récits”.
Cette maison, lieu mythique où les rêvent éclosent et s’incarnent est, par la contrainte de la pandémie, l’endroit où l’énergie s’est brusquement enclose et, bouillonnant sur de longs mois, a parcouru, selon la formule de Paul Valéry un chemin à rebours vers les mythes fondateurs du vivant. Cet “avenir à reculons” issue d’une énergie comprimée nous a conduit à imaginer d’autres routes solidaires, emprunter des chemins de traverse, et explorer les recoins inattendus de la “résistance oisive”[2], mais formidablement féconde, qui a été la nôtre depuis 2019.
La remémoration mythique de cette expérience prospectiviste rappelle aussi un récit biblique fondamental, corrélé par les découvertes des archéologues : l’Arche de Noé. Dans une catastrophe climatique sans précédent, l’alliance des hommes et des animaux s’est révélée nécessaire par crainte de la montée des eaux. Le juste Noé, par sa décision migratoire collective, a évité l’apocalypse.
Là encore la pandémie nous apporte des points de comparaison. Depuis 2019, l’instinct migrateur que chacun entretient avec son espèce s’est trouvé dévié de sa route classique, de concurrence personnelle ou professionnelle. Une récente étude sociologique indique que sept jeunes sur dix souhaitent partir de France pour vivre une vie différente, dans un esprit d’aventure. On redécouvre les villes moyennes comme lieux de bien – être et deux années avant le Covid, Paris a commencé à perdre des habitants, pour lentement se momifier dans les lieux cosmétiques du tourisme international. Dans le même temps, les routes traditionnelles des oiseaux migrateurs, mues par un instinct millénaire, se trouvent fortement impactées par les éoliennes. Naguère les pesticides [3] avaient fragilisé ces oiseaux, aujourd’hui les pales les tuent.
Il me semble que cette pérégrination imaginée par Christian Gatard et Olivier Parent procède de cette aventure, à ceci près qu’ils ont conçu leur Festival sur des escales urbaines, aux environnements contrastés (Paris, Pau, Papeete, Lille, Marseille…) ; leur public à venir sera, par ailleurs, méthodiquement sollicité à travers les productions littéraires, audiovisuelles et ludiques. Embarquer sur un vaisseau urbain, comme une sorte de promenade d’îles en îles de cultures fleuries est un paradoxe de plus. Une Odysséedouce autour des provinces. Un récit qui rassemble, comme une promenade au verger du jardin français.
De cette première expérience culturelle à laquelle j’ai participé en octobre 2021[4], lors d’une table ronde, ronde comme l’est la Terre, je voudrais lancer quelques idées, en jalons mêlés de notre discussion à venir.
Dans ce vaisseau Terre qui tangue jusqu’à vouloir le “sauver “, la ville et la campagne ont, depuis deux ans, des rôles qui se rééquilibrent. Le transfert d’expériences s’opère rapidement. Au Moyen Age, l’air de la ville rendait libre, aujourd’hui, il pollue et affecte la santé de tous les êtres vivants. Contre la mondialisation des échanges, la vie locale reprend une vraie saveur et avec elle, les artisans, les paysans et les commerçants de proximité. Dans cette pérégrination des Mondes anticipés qui voudrait être à l’écoute de la diversité des territoires, il y a comme une réponse culturelle qui contourne la politique des partis.
Cette dimension géographique ponctuée d’escales diversifiées, fait des œillades à un tiers mythe, grec celui-là, celui dugéant Antée qui se régénère au contact de la Terre-Mère. Pour vaincre cette figure, Hercule, héros maudit s’il en est, devra l’étouffer hors sol.
Nous sommes donc aujourd’hui pour anticiper des Mondes aux visages terrestres, amenés à se défier des utopies généralistes, à regarder autrement les territoires et les terroirs, à puiser à la sagesse des mythes primitifs et concrets et les faire s’accorder au-delà des religions, des pensées de sens commun. “Faire cas de la sève”, croire au déploiement à venir des “choses latentes et repliées”, tel que le suggérait le romancier Henri Pourrat[5], correspond à une éthique de terrain qui se cherche une voie à travers des voix multiples.
Ce nécessaire arc en ciel des approches, suppose la possibilité de les combiner de multiples façons, par le jeu et le risque des expressions multiples. En Occident, malgré la densité des inventions, les avancées technologiques n’ont pas été pensées en société, au contraire du soin des corps et de l’environnement, qui sont les philosophies partagées des peuples premiers.
C’est Freud qui, il y a un siècle, découvrait avec une certaine naïveté, que progrès et barbarie pouvaient faire bon ménage. Pour désamorcer cette spirale de l’injustice consumériste sur laquelle le confinement nous a permis de réfléchir, il faut réévaluer nos expressions plurielles et, dans la mesure du possible, en conjuguer les nuances. En 1877, le romancier écossais Stevenson célèbre pour son voyage dans les Cévennes avec l’ânesse Modestine, voyait dans l’activité intense de ses contemporains le symptôme paradoxal d’un “manque d’énergie”. Le peintre italien Chirico, à la veille de la guerre de 1914 craignait, quand à lui, un prochain rétrécissement de l’horizon par la prédominance des activités matérialistes. Se souvenir que les sociétés traditionnelles étaient plus attentives que nous à la beauté….
On peut multiplier les exemples, issus de ce XXème siècle dont le souvenir ne s’est pas effacé. Le plus pertinent reste, à mes yeux, l’odyssée collective du vaisseau Enterprise de la série Star Trek de 1966, qui met en scène le personnage du médecin Mc Coy, affectif et dépressif à la fois, bougon et porté sur la bouteille. Ami sincère du capitaine Kirk, ses relations avec l’officier vulcain aux oreilles pointues, Spock, sont houleuses. Si la loyauté des deux hommes est constante, ils ne cessent cependant de se chamailler : la confrontation entre la logique vulcaine et les émotions humaines ne va pas sans éclats. De fait, s’il est l’un des meilleurs dans sa spécialité médicale, Mc Coy s’intéresse peu à la technologie moderne. Pour exemple, son aversion pour le téléporteur du vaisseau est explicite : bien que la machine fonctionne depuis un siècle, Mc Coy n’a toujours pas confiance dans un appareil qui « disperse les atomes ». Sa formule répétitive “ Il est mort Jim !” rappelle la priorité de la relation au vivant. Succédant au capitaine Kirk, Mc Coy finira sa vie comme amiral de la flotte sidérale, un symbole qui replace l’humain guérisseur au centre de la saga.
Le dernier mythe qui me semble pertinent d’interroger sur l’anticipation des mondes, est celui de Sisyphe, le bâtisseur inlassable qui ne craint pas l’échec. Camus a écrit en son temps[6]: « Il faut imaginer Sisyphe heureux…. »
Pour incarner et colorer le poème que l’américaine Amanda Gorman a lu au monde entier le 20 janvier 2020, “la colline que nous escaladons”[7], cette grimpe nécessaire devrait nous fait revenir au charnel, à la beauté, au local et à la probité, sous peine de risquer l’extinction totale de notre espèce par le feu, les inondations et les pandémies.
Je la cite :
« Si nous voulons vivre à la hauteur de notre temps, alors la victoire ne sera pas dans la lame, mais dans tous les ponts que nous avons construits.
Telle est la promesse de la clairière, la colline que nous gravissons si seulement nous osons. »
Sylvie DALLET (2 décembre 2021)
Images : Ziqi Peng, bas relief Sekhmet (Memphis), Kirchner, Chagall, Picasso et série Enterprise.
[1] [1] cf. l’excellent article de Diane Watteau dans l’ouvrage coordonné par Yannick Lebtahi, Zoom à la fac, L’Harmattan, 2021
[2] Jenny Odell, Pour une résistance oisive, ne rien faire au 21e siècle, (How to Do Nothing : Resisting the Attention Economy, USA), traduction française octobre 2021.
[3] Depuis le livre brûlot de Rachel Carson, Printemps silencieux, 1962, USA.
[4] Étape de la Cité des Sciences & de l’Industrie (Parc de la Villette) à Paris « Faut-il sauver le vaisseau Terre ?). Table ronde Jacques Arnoud, Sylvie Dallet, Luc Delisse, modérateur Christian Gatard.
[5] Henri Pourrat (1887-1959), Le secret des compagnons, 1937
Voici la vidéo sur le séminaire qui a eu lieu le samedi 17 avril 2021, sur la plateforme zoom. Cette vidéo est divisée en 5 parties : l’introduction de Sylvie Dallet, puis l’intervention de Frédéric Costallat, l’intervention de Christine Roquet et Louise Soulié, l’intervention de Christine Hallo et enfin une partie discussion entre les différents participants qui ont échangé sur le thème de la conférence.
Avec les conférences de : Frédéric COSTALLAT(danseur, chorégraphe), Christine HALLO(dessinatrice et exploratrice du mouvement) Christine ROQUET (maitresse de conférences, Université de Paris 8) etLouise SOULIÉ (danseuse, chorégraphe)
Eléonore de Lavandeyra Schöffer est décédée le 15 janvier 2020, à l’âge de 93 ans, à la veille de cette pandémie qui nous confine. Épouse de Nicolas Schöffer, membre de l’Académie des beaux-arts (1912-1992), Eléonore Schöffer a passé trente années de sa vie à promouvoir l’œuvre de son mari Nicolas Schöffer, père de l’art cinétique, précurseur de l’art électronique et numérique.
Ce que l’on sait moins d’Eléonore c’est l’existence passionnée qu’elle a su créer, en deçà de la relation avec Nicolas Schöffer, qu’elle a rencontré sur le tard. Elle-même était une artiste, musicienne et plasticienne, férue des musiques orientales qu’elle avait contribué à faire connaître au travers du Centre d’Études de la Musique Orientale (CEMO- 1960-1985) qu’elle avait fondé avec Nelly Caron (1912-1989) , spécialiste des musiques d’Iran, trop tôt disparue.
J’ai fait inventorier à partir de l’an 2000, grâce au Centre d’Études et de Recherche Pierre Schaeffer que j’avais co-fondé en 1996 à Montreuil, les archives du CEMO. Cette décision m’a valu pendant plus de vingt ans l’amitié d’Éléonore, d’autant qu’après la disparition du Centre Pierre Schaeffer sur décision de la famille, j’avais protégé les précieuses archives à l’Institut Charles Cros de 2003 à 2019.
Les années ont passé, dans l’amitié de nos (trop rares) conversations : en 2019, je me suis entretenue, via Christelle Westphal et Santiago Torres, avec Éléonore pour qu’elle reprenne les archives, afin qu’elle puisse proposer le fonds CEMO à un Centre d’archives pérenne, qui puisse à la fois garantir la conservation des documents et leur mise à dispostion des chercheurs, musicologues, humanistes et ethnologues. Les archives CEMO sont donc revenues pour quelques mois à la Villa des Arts et elles sont désormais en chemin vers le Musée du Quai Branly, ce dont je me réjouis. Le texte qui complète ce préambule est donc ancien : Éléonore l’avait écrit voici vingt ans et je l’avais laissé lentement s’enfouir en ma mémoire. Merci à Dimitri Salmon, son petit-fils, de l’avoir ressorti des archives d’Éléonore, dont j’entends encore la voix au travers de ces lignes émouvantes. Les photos d’accompagnement sont issues du partage des amis d’Éléonore, qui avait cette extraordinaire capacité à adopter ceux et celles qui partageaient son goût pour la beauté et pour le risque : cet art profond de l’existence, qui nous fait vivre au delà du quotidien.
Sylvie Dallet
« MUSIQUES ORIENTALES
Oui, la musique me rattrape toujours. Hier, c’était la seconde visite de Céline et Julie, les deux envoyées du Centre d’Etudes et de Recherche Pierre Schaeffer. La première fois elles étaient venues m’interviewer sur le CEMO, sa fondation, ses activités, ses buts, mon rôle dans ce cadre et les documents en ma possession.
La Directrice du Centre, Sylvie Dallet m’avait fait part, il y a longtemps déjà, de leur intérêt à recevoir et abriter ces archives en les mettant à la disposition des étudiants et j’avais commencé un vague inventaire avec mon assistante de l’époque.
Mais hier fut vraiment le début d’un travail qui marque dans ma vie un tournant lié au bilan et au détachement… deux « actes » bien nécessaires à la veille de fêter mon trois quart de siècle.
Sans ces deux filles, je n’aurais jamais eu le courage d’ouvrir tous ces placards, ces tiroirs, ces boites d’archives, de remuer toutes ces étagères… Mais le premier pas accompli, quelle joie de retrouver intacts les souvenirs de tant d’années immergées dans ces musiques, ces mondes sonores si différents, ces artistes si précieux pour leur science autant que par leur héritage et sa transmission.
J’ai pris conscience que 25 années de ma vie ont été investies avec amour, passion, travail et recherche dans ce domaine où j’ai été pionnière autant que mes amies Nelly Caron, Yvette Grimaud et même TRAN van Khê. Mais Alain Daniélou nous avait précédées, ainsi que Yehudi Menuhin, notre Président International.
Et je me suis surprise plusieurs fois à faire comme Nicolas devant sa vie de peintre étalée à ses pieds… à murmurer : « Mon Dieu quel travail ! »
Parfois, je tombais sur un texte que je lisais à haute voix, et je n’en revenais pas d’avoir écrit cela, qu’écoutaient maintenant ces jeunes historiennes avec un intérêt non dissimulé.
De ces dossiers il me faudra éliminer les doublons et les éléments inutiles, mais ils seront ensuite bons à rejoindre le « fonds » CEMO et le fonds Nelly Caron, en tant que fonds Eléonore de LAVANDEYRA. Et il me plaît de penser que cette tranche de vie ne sera pas éparse après ma mort, livré au bon vouloir pétri d’ignorance de mes chers « petits » qui ne sauront vraiment pas qu’en faire et n’auront aucune idée de son intérêt…
Par contre, si un jour un descendant désire connaître un peu mieux l’ancêtre que je serai pour lui, il n’aura qu’à aller puiser dans ces archives pour lever un petit coin de voile.
En fait, 25 ans (grosso modo 1960 à 1985) c’est un tiers de ma vie ! Un tiers de vie dans le son et dans son silence sous jacent où il me faudra mettre un peu d’ordre à la lumière du dernier tiers apparemment consacré à Nicolas et à son œuvre, mais, je le réalise, consacré à parachever mon être dans l’espace et dans le temps.
Avec Céline et Julie, nous allons archiver, répertorier, quantifier… On a déjà compté les cassettes, les disques, les mètres d’étagères de livres et dossiers : environ 11 mètres.
Et déjà s’allongent en moi des listes… Les artistes que j’ai connus, les concerts organisés, les stages de tampoura, mes élèves, les conférences…
Télévisions, radios, j’avais oublié…
En fait, non, rien n’était oublié, mais « au placard », pour ne pas gêner le présent qui devait se « faire » autant que se vivre, et pour ne pas avoir en soi l’ombre fut-elle infime, de regret ou de comparaison. Vierge de tout passé, j’ai su me préserver. Me préserver de souffrir ? Peut-être. Ce type de souffrance étant parfaitement inutile, me préserver de la triste aventure des filles de Loth qui guette ceux qui ressassent le passé. Et puis, fidèle à mon nom de jeune fille qui m’a imprégnée depuis l’enfance : de LAVAN…de l’avant… avant même d’avoir découvert l’importance du ICI et MAINTENANT.
Depuis hier, je me sens riche. Riche de ma vie, de moi-même. Le sentiment d’avoir accompli l’essentiel : mon être, à travers des tas de choses, d’activités, d’hommes de femmes et d’enfants, de pays, de cultures. Les « rencontres »…
J’ai fait écouter certaines musiques à Céline et Julie. Partager la beauté, l’émotion qui naît de la perfection d’une voix… J’avais oublié l’importance de ces instants, si souvent vécus autrefois, et retrouvés… Comme retrouvées ces peintures parfaites, ces constructions symboliques admirablement réalisées, ces bribes d’amour dissimulées au détour de l’œuvre d’art, de mes élèves de tanpoura. Trésors que Céline et Julie ont partagé avec émerveillement et respect.
Céline et Julie reviendront, mais déjà, en elles, est né le désir de connaître la tanpura. Comme en Nathalie, comme en Maude, comme en Nina… alors, il faudra bien qu’une fois encore … je réponde à ce qui m’est demandé…en toute transparence et en toute connaissance…
Ce dernier trimestre 2001 se présente comme décisif sur bien des points… Mais que réserve-t-il sur le plan des formes ?
…
Qui vivra verra.
Pour le moment, c’est le cœur qui déborde, un cœur qui comprend plus que la tête ne peut le faire… un cœur qui sent et pressent, qui déjà accepte ce qui est ou sera, et renonce à ce qui ne sera pas, un cœur pris au piège de l’amour, sans objet d’amour, au piège d’un amour qui se déverse sur tout ce qui en a soif, sans idée de retour, sans idée de retour.
En mars 2019, un an avant la pandémie, Sylvie Dallet organisait une rencontre-débat pour le séminaire Éthiques & mythes de la Création
Son titre était : LE ROMAN NOIR De l’ENTREPRISE
Cette séance accueillait les exposés d’Albert DAVID, Georges NURDIN et Alessia VALLI, avec une introduction de Sylvie DALLET
“Nous ne sommes pas une entreprise, nous sommes l’Université”: la récente réponse d’un groupe de chercheurs strasbourgeois nous conduit à repenser le mythe de “la bonne entreprise”, celle qui, tout faisant des profits, permettrait l’épanouissement de ses employés et mériterait, par ce biais, que l’État (ou l’opinion publique) cite sa conduite équilibrée en exemple.
Il existe à rebours, un véritable “roman noir de l’entreprise” qui s’entretient par des zones d’ombre soigneusement éludées des récits panégyriques. Tout à la fois substitut de la famille, cellule innovante du monde du travail, l’entreprise, dans sa glorification gestionnaire, apparait à certains comme l’image idéalisée du “bon mesnager”. Sa valorisation médiatique suppose cependant que l’on occulte les autres sources du développement économique: le service public, les associations, les personnes, en ce mélange mouvant que l’on nomme la culture.
Cette séance a été enregistrée par Claude Samuel Levine, merci cet ami musicien qui nous a aidé dans la captation de cette séance.
Un article d’humeur, certes, solide et argumenté. Marie-Paule Farina, en défenderesse avisée, dégage Sade des nouveaux anathèmes contemporains, dont le brouet nauséabond déborde désormais de la marmite.
» Cherchez les coupables ! » ce cri est éternel, toujours opposé à la démarche de la recherche et de l’archive, plus posée, plus documentée, et pour dire plus humble. Relire les Animaux malades de la peste, de ce bon monsieur de la Fontaine. Comme on déboulonne les statues à tout va, les censeurs se redressent et la chasse aux sorciers bat son plein.
Sade serait il le théoricien involontaire des excès coloniaux et du racisme mondial ? Le saviez vous ? Marie-Paule Farina, autrice de nombreux ouvrages, dont Le rire de Sade, essai pour une sadothérapie joyeuse (publié dans notre collection l’année dernière), démonte encore, un fois, citations à l’appui, combien l’esprit doit se défier des simplifications du prêt à penser.
Et la lire, pour ne pas perdre le sens commun et le goût de l’Histoire.
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» Comment échapper à “l’air du temps” ? Comment échapper à tous ceux tellement au courant de vos goûts qu’ils parviennent après vous avoir pisté à vous débusquer où que vous vous trouviez pour vous amener à mettre votre grain de sel ou de poivre dans le chaudron du jour ?
Pas un instant il ne m’était venu à l’idée que Sade, mon Sade, pouvait être accusé aujourd’hui non seulement de partager tous les préjugés de son époque mais d’avoir ouvert la voie au colonialisme, et pourtant, hier par courriel, à mon adresse, “Academia ”, trouvant enfin l’appât irrésistible pour moi, celui mêlant mes deux dadas, me faisait parvenir le PDF d’un article, de 2005, sur Sade et l’Afrique défendant cette thèse.
“Le texte sadien fait plus que reproduire le texte européen de l’Afrique noire dans la pensée européenne. L’outrance cannibale qui le marque annonce la rhétorique qui justifiera le colonialisme. Ainsi le blanc des cartes des voyageurs sera noirci, occupé par un nouveau texte, le discours colonial, où le contrôle sur l’autre se fait absolu.”[1]
Je lis, l’article est très bien fait et tout à fait fiable. Son autrice, Catherine Gallouët y analyse de manière précise la description par Sade, dans Aline et Valcour, d’un royaume imaginaire qu’il situe au centre de l’Afrique, le royaume de Butua, le royaume des plus féroces des cannibales, malheureusement l’article ne s’intitule pas “le royaume de Butua dans Aline et Valcour”mais “Afrique et Africains dans Aline et Valcour”et pire “Sade, noir et blanc”.
Afrique et Africains dans Aline et Valcour. “L’outrance cannibale”
Pour être encore plus précis, l’article aurait dû s’intituler “Le royaume de Butua dans Léonore et Sainville”, un roman à part entière inséré dans Aline et Valcourqui comporte non un mais deux récits de voyages en Afrique, l’un fait sous la contrainte, celui de la belle Léonore enlevée sur une île proche de Venise, pense-t-on, par des marchands d’esclaves barbaresques et l’autre effectué par Sainville, son tout jeune mari, pour tenter de la retrouver. Léonore arrive en Afrique par l’Est, Sainville par l’Ouest, ils se croisent, au centre, à Butua sans se reconnaître “Ces récits, écrit Catherine Gallouët, décrivent donc deux Afriques, l’Afrique de l’Ouest, c’est à dire l’Afrique noire, et l’Afrique de l’Est, autrement dit l’Afrique blanche.”[2]
L’Afrique étant, pour Catherine Gallouët, noire, elle abandonne complétement Léonore et son voyage après avoir dit cela, ignorant ainsi l’un des plus surprenants personnages sadiens, celui qu’il nomme “le philosophe nègre”. Rien de plus différent pourtant du regard de Sainville sur l’Afrique que celui de Léonore.
Déjà s’élaborait dans mon esprit la réponse assez vive à cet article quand, ce matin, je découvrais dans ma boite mail un deuxième article de Catherine Gallouët, celui-ci de 2011, intitulé “La Nigritie, ou géographies de l’Afrique dans la fiction narrative au XVIIIe siècle. Le cas d’Aline et Valcour de Sade” et là, ô merveille, faisant (sans l’avouer) sa palinodie, Catherine Gallouët développait une analyse complète et très précise du voyage de Léonore, une Léonore regardant vraiment l’Afrique, y voyant ce que Sainville était absolument incapable de voir, en décrivant les paysages comme, dit-elle, pourrait le faire une ethnologue aujourd’hui et y effectuant des rencontres totalement improbables comme celle de ce “philosophe nègre”.
Me restait-il encore quelque chose à écrire et à contester après cette si salutaire mise au point ?
Oui, beaucoup de choses et en premier lieu le fait que, après avoir dans le précédent article reproché à Sade de ne jamais donner la parole à des Africains, ce second article s’il parlait de la rencontre avec ce “philosophe nègre”, non seulement ne s’étonnait pas de voir Sade associer la philosophie à un “nègre” mais ne disait rien, absolument rien, du contenu de sa longue intervention. En deuxième et non en dernier lieu, après avoir lié l’ignorance et les préjugés de Sainville et de ses auditeurs au colonialisme, pourquoi lier Léonore et son savoir sur l’Afrique, une femme philosophe et voyageuse téméraire, aussi improbable au XVIIIe qu’un nègre philosophe, à ce même colonialisme? Comme si, de ce colonialisme à venir, un romancier et philosophe du XVIIIe ainsi que ses personnages de fiction devaient absolument être tenus pour responsables.
“Léonore nous offre ainsi une autre vision de l’Afrique, pays souvent magnifique et rempli de merveilles naturelles que l’Européen peut observer, comprendre. Cependant, connaître, c’est déjà posséder. Ce savoir sur l’Afrique, basé sur une méthode rationnelle de connaissance, est aussi celui qui informe la conquète coloniale du XIXe siècle.”[3]
Ne m’étais-je pas promis de ne critiquer aucune des lectures de Sade et de me contenter de tenter de développer mon point de vue dans les lieux qui me permettaient de le faire ? Pourquoi aujourd’hui transgresser cette règle et entrer dans une polémique où il y avait tant de coups à prendre ? Comme il y a des “sociétés chaudes” et “des sociétés froides” ou plus froides que d’autres, il y a des polémiques plus ou moins chaudes et quelle polémique est plus chaude aujourd’hui que celle de l’Afrique dans son rapport à l’Europe et au colonialisme?
Puis-je me permettre, avant d’aller plus loin, de citer Zamé, cet autre grand personnage rencontré par Sainville durant son voyage, le roi d’une île, Tamoé, dont le peuple ne connaît ni la théologie, ni le droit, dont la place publique n’a jamais vu couler le sang et qui sert d’exact contrepoint à Butua, le royaume des cannibales où sur la place publique se débite et se vend de la chair humaine ? Ce personnage n’est pas plus Africain que Sarmiento qui tentait de convaincre Sainville de la relativité des pratiques alimentaires humaines et du fait qu’il était “aussi simple de se nourrir d’un homme que d’un boeuf” mais le discours qu’il tient, loin d’être une justification de la domination blanche ou un habituel discours relativiste, est une critique féroce et sans ambiguité du rapport que l’Européen établit avec le reste du monde pour le plus grand malheur de tous.
“Je n’ai qu’un ennemi à craindre, affirme Zamé en marchant avec Sainville sous les peupliers, c’est l’Européen inconstant, vagabond, renonçant à ses jouissances pour aller troubler celles des autres, supposant ailleurs des richesses plus précieuses que les siennes, désirant sans cesse un gouvernement meilleur parce qu’on ne sait pas lui rendre le sien doux : turbulent, féroce, inquiet, né pour le malheur du reste de la terre, catéchisant l’Asiatique, enchaînant l’Africain, exterminant le citoyen du Nouveau Monde, et cherchant encore dans le milieu des mers de malheureuses îles à subjuguer.”
Qui dit mieux ?
Tamoé et Butua, le pays où l’on aime et le pays où l’on tue, illustrent deux types de rapports que des groupes humains peuvent instaurer avec la nature et avec leurs semblables, mais en 1795, quand il publie enfin, après six ans de Révolution, son roman philosophique, Sade précise que des deux fictions, seule Butua, la sanglante, est “peinte d’après nature par un voyageur qui ne décrit que ce qu’il a vu.”
Est-on sûr dans ce contexte que la Butua dont parle Sade avec ses bouchers de chair humaine se situe bien en Afrique ?
Qui mange qui ?
Le petit groupe de personnes qui écoute les récits de Sainville et Léonore rit de la remarque naïve qui échappe à Mme de Blamont, leur hôtesse, au moment où Sainville raconte qu’il a examiné Léonore (c’était son travail) sans voir son visage, sans reconnaitre son corps, avant de la livrer à l’appêtit du lubrique et carnassier roi de Butua, Ben Mâacoro :
“Quoi, madame, c’était vous ?… Et vous n’avez pas été… et vous ne fûtes pas mangée.”[4]
La question, “vous n’avez pas été violée ?”, l’essentielle, ne sera pas posée et remplacée par celle à laquelle la présence physique de Léonore dans la pièce suffisait à répondre. C’est le déplacement insuffisamment rapide qui fait rire et la censure d’une question que tous se posent mais qu’il serait de très mauvais goût de formuler dans une telle assemblée. Le lecteur ou plutôt la lectrice attendra donc, elle aussi, que Léonore révèle la manière dont elle s’est sortie, seule, sans l’aide de Sainville, de ce mauvais pas comme de tous les autres.
Avec l’Afrique et les récits de Sainville et Léonore Mme de Blamont et sa fille Aline, deux femmes soumises à leur époux et à leur père, se distraient agréablement, jouent à se faire peur et tentent d’oublier le président de Blamont, le juge, celui qui, ne tenant aucun compte des désirs de sa fille, de son amour pour Valcour et de l’opposition de sa femme à ses projets, veut livrer Aline à Delcour, le financier, son compagnon de débauche . S’il y a dans le récit de Sade un prédateur redoutable et d’une totale insensibilité c’est bien lui, c’est même cette insensibilité aux plaintes des victimes de sa traque qui est sa caractéristique la plus remarquable, celle que décrit parfaitement son complice, plus novice, que ces plaintes dérangent encore au moment où, sous deux pseudonymes, ils partent forcer leur gibier humain :
“- Oh! mais vous gens de robe, dit M.de Mirville, les plaintes vous excitent, vous ressemblez aux chiens de chasse, vous ne faîtes jamais si bien la curée que quand vous avez forcé la bête… Aussi n’est ce pas pour rien qu’on vous accuse d’avaler le gibier tout cru pour avoir le plaisir de le sentir palpiter sous vos dents.
– Il est vrai, dit Delcour, que les financiers sont soupçonnés d’un coeur plus sensible.
– Par ma foi, dit Mirville, nous ne faisons mourir personne ; si nous savons plumer la poule, au moins ne l’égorgeons-nous pas.”[5]
Métaphore, bien sûr, mais aucune métaphore n’est innocente et celle-là a une une histoire déjà longue au moment où Sade l’utilise.
Dans tous les groupes humains existe une cuisson ou l’équivalent d’une cuisson des aliments consommés et des manières de table qui sont le propre de l’homme et le distinguent de l’animal carnassier qui “avale” “déchiquette” sa nourriture avant de l’avaler toute crue. Exclure de l’humanité les groupes ayant des pratiques alimentaires ou sexuelles différentes des siennes n’est pas une spécificité européenne mais les Européens l’ont pas mal pratiquée.
Voulant exprimer son dégoût pour l’anthropophagie rencontrée chez certaines tribus des Caraïbes, les Cariba, Christophe Colomb, toujours persuadé d’être arrivé en Chine et d’y avoir découvert les hommes à tête de chien décrits par Marco Polo, les exclut de l’humanité et les nomme “cannibales” du latin canis, chien.
Mais s’il y a des chiens et des cannibales bien de chez nous, il y a aussi des lieux qui leur servent de réserve de nourriture et c’est dans ces lieux que Sade se trouve et il en est parfaitement conscient aussi ne sera-t-il jamais du côté des prédateurs même au moment où dans ses romans il semble les servir et faire leur apologie, apologie toute d’ironie, faite non pour servir mais pour desservir, car au XVIIIe on croit, à tort comme l’Histoire le montrera, qu’“aux louanges outrées, personne ne croit.”
Sade termine une de ses lettres à son amie Milli Rousset en précisant le lieu où il se trouve : “le poulailler de Vincennes”, une autre est écrite de “la ménagerie de Vincennes”. Difficile donc de se méprendre, si Sade au moment où il écrit Aline et Valcour ne sait pas à quelle sauce il va être mangé, ce dont il est sûr c’est que sa belle-mère non contente de traiter ses biens “comme choux de son jardin”, non contente de l’avoir fait traquer comme un gibier par des exempts de police à sa solde, a aussi “vendu sa vie” et l’a livré à des “anthropophages”. Le terme “anthropophages” est celui que Sade emploie le plus souvent dans ses lettres à sa femme pour désigner ses geoliers.
Le 2 décembre 1779 : “ Ne faut-il pas que le sang coule toujours dans la gueule de l’anthropophage qui s’en nourrit ? Que deviendrait-il s’il s’étanchait ? Oui, madame, je souffre et, qui pis est, toujours de plus en plus.”
Le 20-25 avril 1781 : “ Et vous savez que quand les esclaves de la présidente vinrent me rechercher pour lui servir le second ou le quatrième service de son petit festin anthropophage,j’allais partir pour Saumane…”
Enfin sa femme est autorisée à lui rendre visite mais en présence de de Rougemont, le commandant de la place de Vincennes ce que Sade ne supporte pas, il écrit le 15 juillet 1781: “ qu’on me débarrasse de l’ennui et du chagrin d’avoir là pour perspective ce vilain anthropophage que je déteste. Tâche de m’obtenir cela… Que mon antipathie pour ce vilain homme-là ne t’étonne pas : la brebis n’aime pas le loup. Et sais-tu pourquoi ? C’est que le loup mange la brebis.”
Et qu’est donc d’ailleurs son livre de Bastille “Les Cent Vingt Journées de Sodome” si ce n’est le récit d’un grand festin dont Sade élabore le livre de recettes. Quatre hommes de pouvoir, quatre anthrophages blancs sont là : un duc, un évêque, un financier et un juge qui, pour survivre, vont se nourrir de la morve, de la sueur, des larmes, du sang, du sperme, de la pisse, de la merde, de toutes les sécrétions produites par le pressurage des corps de leurs victimes dans le lieu clos et inaccessible du château de Silling. Sade nous fait pénétrer dans les cuisines du pouvoir et nous offre le “récit le plus impur qui ait jamais été fait” et ce récit est “l’histoire d’un magnifique repas où six cents plats divers s’offrent” à “l’appétit” du lecteur. Livre de recettes pour ogres imaginées par une de leurs victimes, livre qui, à aucun moment ne nous fait saliver, livre ravageur écrit par un homme qui vient de passer des années seul, enfermé entre quatre murs sans pouvoir ni prendre l’air ni jouir du soleil comme n’importe quel animal, condamné à cela “pour son bien” par “des hommes noirs”, lieutenant de police et juges et qui clame ainsi que cette cure, loin de le rendre meilleur, l’a rendu pire.
“Du poulailler de Vincennes, au bout de cinquante neuf mois et demi de pressurage, et sans succès en vérité” Sade, le 26 janvier 1782, envoyait ses étrennes philosophiques à son amie Milli Rousset et dans ses étrennes la comparaison entre les moeurs congolaises et les très civilisées moeurs parisiennes se faisait encore plus explicite.
“… O homme, est-ce à toi qu’il appartient de prononcer sur ce qui est bien ou sur ce qui est mal ?… Toi qui décides si une chose est crime ou si elle ne l’est pas, toi qui fait pendre à Paris pour ce qui vaut des couronnes à Congo… Laisse-la tes folles subtilités ! Jouis, mon ami, jouis et ne juge pas… C’est pour rendre heureux tes semblables… que la nature te place au milieu d’eux et non pour les juger et les punir et surtout pour les enfermer.”[6]
Pauvre Sade que la réponse de Milli a dû tant décevoir, Milli qui n’oublie pas que toutes les lettres envoyées et reçues par Sade sont lues, digérées, caviardées par ses geôliers et le lui rappelle séchement : “Votre philosophie, Monsieur, serait délicieuse dans le pays où je suis, mais elle est très mal vue dans le lieu où vous êtes… Nous sommes nés français, nous sommes chez les Français ; les lois, les usages sont tels que nous les connaissons et non quelquefois comme nous les désirons. Les couronnes à Congo sont accordées à l’idée, à l’opinion du beau, du glorieux, du juste ; la corde à Paris, à tout infracteur de nos lois qui a la sottise de se croire habitant du Congo.”[7]
De la même manière, quand enfin, en 1789, sa femme, devenue bigote, se décide à parler littérature et non listes de courses et intendance avec lui, elle lui fait beaucoup de compliments sur Aline et Valcour dont elle vient de lire le manuscrit mais elle est non seulement choquée par la justification de l’anthropophagie par Sarmiento mais aussi par l’intervention de Zamé et, avec bien peu de délicatesse, elle écrit à son mari toujours à la Bastille et enfermé depuis douze ans :
“ Je suis curieuse de voir comme Zamé diminuera les crimes, et je doute, que s’il soutient son caractère de bonté, il fasse que le crime n’offense pas la loi. C’est traiter bien légèrement le divorce, l’inceste et la pédérastie, que de n’y voir que de l’inconvénient. Ce n’est point les bourreaux et les prisons qui perpétuent les vices, ce sont les goûts et les penchants qui les y entraînent.”[8]
Sade, Levi-Strauss, Minski et quelques ogres de ci, de là
En 1955 quand Levi-Strauss publie “Tristes tropiques”, à part quelques extraits, toute l’oeuvre de Sade est encore enterrée dans l’Enfer des bibliothèques comme Sade l’avait été pendant 28 ans à Vincennes, à la Bastille et à Charenton. Peut-être est-ce pour cette raison, ou parce que Sade est un observateur “de l’intérieur” et non “de l’extérieur”, que, rendant, à la fin de son livre, hommage à Rousseau, le “maître”, le “frère” de tous les ethnologues, Levi-Strauss ne cite pas une fois Sade, l’autre grand amoureux de Rousseau, qui pourtant non seulement illustre son analyse mais la préfigure point par point… avec la souffrance, l’humour et le burlesque en plus.
“ Nous devons nous persuader, écrit Levi-Strauss, que certains usages qui nous sont propres, considérés par un observateur relevant d’une société différente, lui apparaîtraient de même nature que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion de civilisation. Je pense à nos coutumes judiciaires et pénitentiaires.”[9]
Et sur cette base, Levi-Strauss différencie deux types de sociétés, d’une part, celles qui pratiquent l’anthropophagie et qui considèrent que manger des individus porteurs de forces que l’on considère comme négatives, est le seul moyen d’annihiler leur dangerosité et même de la rendre positive en l’intégrant et l’absorbant et d’autre part, les sociétés pour lesquelles Levi-Strauss fabrique un néologisme -l’anthropémie- (du grec emein vomir) qui, pour résoudre le même problème choisissent à l’inverse, d’isoler, d’exclure en les enfermant les êtres qu’elles considèrent comme redoutables. Cette pratique inspirerait, ajoute Levi-Strauss, une horreur profonde “à la plupart des sociètés que nous appelons primitives… et nous marquerait à leurs yeux de la même barbarie que nous serions tentés de leur imputer en raison de leurs coutumes symétriques.”
Que préférer ? Cette question ferait sourire et Sade et Levi-Strauss par sa naïveté car on ne peut être homme que dans une société donnée que nous ne choisissons pas au départ mais qui est la seule que nous pouvons transformer et rendre plus vivable sans la détruire. Pourtant, ni Sade, ni Levi-Strauss n’éludent le problème et tous les deux décrivent, de part et d’autre, dans l’espace et le temps, des sociétés qui sont dans l’honnête moyenne et d’autres comme la nôtre, bien sûr, qui a détruit la quasi totalité des habitants du Nouveau Monde ou celle des Aztèques “plaie ouverte au flanc de l’américanisme” qui comporte, elle aussi, des ogres assez exceptionnels et qui ont été iniques, dit Levi-Strauss, à notre manière c’est à dire “de façon démesurée”, “excessive”.
Dans Aline et Valcour, dans les contes et fabliaux, les méchants sont effectivement des hommes noirs mais noire est leur robe et non leur couleur de peau. Noir est l’habit du bien nommé Dom Crispe Brutaldi de Barbaribos de Torturentia, le triste et barbare Inquisiteur espagnol d’ Aline et Valcourqui, de sa longue aiguille, fouille les chairs, des femmes de préférence, à la recherche de la marque du diable, noire la robe de juge du président de Blamont, noires les robes des “présidents du Parlement qui vous coupent une nuque comme une corneille abat des noix. ”[10],, “homme noir” était Sartine, le lieutenant de police du roi, comme son successeur le bien nommé Le Noir, “homme noir” est encore et toujours sous l’Empire, Royer-Collard, le nouveau médecin de Charenton ayant l’oreille de son frère et de Fouché et qui dénoncera sans cesse la présence de Sade à Charenton, les spectacles de théâtre organisés par lui et parviendra à les faire interdire, noir et terrifiant sera donc aussi le roman qu’écrira Sade… et burlesque. Il sait, comme il le dit dans Les 120 journées en faisant le portrait du duc de Blangis, comme il le fait dire dans ses contes à rire aux parlementaires provençaux, que les hommes de pouvoir despotiques de tous les temps aiment qu’on se souvienne d’eux comme des ogres criminels et non comme des ogres peureux et imbéciles “qu’un enfant résolu eût effrayé” et qu’un éclat de rire ferait fuir à l’extrémité de la terre.
Dois-je dire que, de tous les ogres sadiens, mon préféré officie dans Juliette et résoud, d’une manière qui, pour être burlesque n’en est pas moins intéressante, le dilemme du choix entre les deux solutions que l’humanité a trouvé au problème du “mal” – l’ingérer ou le vomir – au profit de l’ingestion. Jugez-en : Minski, cet ogre fabuleux dont le vit tout aussi fabuleux, « un champignon vermeil et large comme le cul d’un chapeau »[11], menace le ciel en permanence et tue tous ceux et toutes celles qui ont le malheur d’être entrepris par lui, cet ogre qui se nourrit de boudin de sang de pucelle et de pâté aux couilles, qui, au dessert, sert à Juliette des étrons dans des jattes de porcelaine blanche, Minski, cet écologiste avant la lettre, ne laisse aucun déchet derrière lui, contrairement à ses concurrents, et sait défendre et argumenter de manière convaincante son point de vue auprès de Juliette :
“ – Oh ! Juste ciel ! Mais mon cher hôte, vous tuez donc autant de femmes et de garçons que vous en voyez ?
– A peu près, et comme je mange ce que je fouts, cela m’évite la peine d’avoir un boucher.”
Mais, du même coup, cela ne limite-t-il pas le nombre de personnes qu’on tue ? Aucun ogre anthropophage, même avec un appétit d’ogre, ne pourrait ingérer tous les morts que, depuis un bon moment, nos techniques modernes et propres, de plus en plus modernes et de plus en plus propres, de plus en plus efficaces, nous permettent, sans corps à corps, de laisser avec ou sans sépulture sur nos divers champs de bataille.
“Mangez, ceci est mon corps ; buvez, ceci est mon sang.”. Quand un “philosophe nègre” critique, en latin, le grand mystère de l’eucharistie.
Rapprocher anthropophagie et eucharistie est un lieu commun de la philosophie au XVIIIe mais dans son Dictionnaire philosophique c’est à un philosophe protestant aux lumières bien européennes que Voltaire laisse le soin en 1767 dans son article TRANSUBSTANTIATION de dire son horreur à l’idée que “tous les jours dans les pays catholiques, des prêtres, des moines… mangent et boivent leur dieu, chient et pissent leur dieu.”. Tenter et réussir le tour de force à la fois de présenter l’Ethiopie comme un pays profondément chrétien suivant le rite copte, c’est à dire un rite autochtone, et un pays n’ayant rien à envier à l’Europe en matière de critique religieuse, qui, à part Sade, l’aurait osé ? Reconnaître que le latin permet des échanges théologiques entre des personnes ne parlant pas la même langue, reconnaître que “tout est symbolique ici comme dans tout ce que proférait Jésus” et que ce qui est criticable dans la transubstantiation c’est “de prendre ses discours à la lettre” fait de ce “philosophe nègre”, quelqu’un de beaucoup plus nuancé qu’un Voltaire, quelqu’un dont la dissertation va “enchanter” Gaspard, le compagnon à ce moment-là de Léonore, et l’amener à s’écrier, “ avec enthousiasme” : “Je n’aurais jamais cru que tant de lumières pussent pénétrer au sein de l’Afrique. On a beau propager l’erreur, on a beau la porter au bout du monde, on a beau la faire circuler, elle trouvera toujours des ennemis ; elle rencontrera toujours des bornes partout où la raison humaine aura la liberté de se faire entendre.” Et Léonore de grossir encore le trait, si c’était nécessaire, “Et j’approuvais dom Gaspard , et le philosophe noir, parce que je pensais bien intimement comme tous les deux.”[12]
Ce qui importe ce n’est ni sa couleur de peau, ni son sexe, ni le lieu où le hasard nous a fait naïtre, le propre de l’homme où qu’il ou elle se trouve c’est bien comme l’affirmait déjà Descartes “le bon sens”, “la capacité de distinguer le vrai du faux”, la Raison, mais, encore faut-il, ajoute Sade qu’elle ait “la liberté de se faire entendre”. Quelle est la différence entre une Justine toujours victime et une Léonore qui sait échapper à tous les pièges ? non l’intelligence, Justine a de “l’esprit” tous ses bourreaux le reconnaissent, mais elle a aussi une chimère à laquelle elle se refuse à renoncer : sa foi religieuse, c’est elle qui la fait tomber dans tous les pièges que va lui réserver son abominable périple, mais c’est aussi elle qui lui permet d’y survivre, de rester droite, non comme un i, mais “comme un peuplier”, dit Sade, que la bourrasque plie mais ne rompt pas. Léonore, par contre, est philosophe, elle a lu tous les livres qu’une honnête femme de son époque, une Mme de Blamont, une Aline, ne lit pas, ne doit pas lire et seul son amour pour Sainville l’empêche de suivre le destin de Juliette, la libertine. La préface de La nouvelle Justine précise qu’elles vivent toutes “dans un siècle absolument corrompu”, à ce siècle Juliette s’adapte, Léonore et Justine résistent mais si Léonore réussit où Justine échoue c’est parce que, contrairement à Justine, elle sait que dans ce siècle corrompu ce n’est pas à ceux qui se présentent comme les gardiens de la loi, de la foi et de la vertu qu’il faut demander de l’aide. Si Justine se précipite dans un couvent pour passer la nuit à l’abri, Léonore, bien au contraire, parvenue à un couvent de Capucins, dort sous un chêne à la belle étoile, à l’air libre et à l’abri de son arbre : « Je n’avais aucune envie, dit-elle, d’aller demander asile à ces bons pères; je serais devenue, dans leur retraite, un morceau trop friand pour eux»[13]. Pour éviter d’être dévorée toute crue par les anthropophages du temps Léonore évite les lieux clos et marche à l’air libre sur tous les chemins fréquentés par les bandits, les bohémiens, les comédiens et au terme de son parcours tire la conclusion qui s’impose : “Ce ne sera donc jamais que dans les états proscrits par la société que je trouverai de la pitié et de la bienfaisance, et ceux qui sont chargés d’y maintenir l’ordre et la paix, ceux qui doivent y faire régner la piété et la religion… ne m’offriront que des horreurs et des crimes ! La civilisation est-elle donc un bonheur ?…”[14]
Ni Rousseau, ni Sade n’ont la nostalgie d’un mythique état de nature et si la société construite par Zamé ne connait que quelques lois très douces, elle n’est pas “sauvage” mais il n’est nul besoin de se référer à cette île utopique pour savoir ce qu’est le paradis pour Sade. S’il existe, pour lui, c’est en Afrique, dans le continent noir qu’il faut aller le chercher, dans ce paradis, nulle pomme dit-il mais des orangers, des citronniers, des grenadiers, des arbres couverts de fleurs et des roses “à l’odeur bien plus forte et bien plus délicate que les nôtres”, aucune province en Europe n’est plus “artistement cultivée : le cardamomum et le gingembre en donnant à ces plaines un aspect flatteur, parsème l’air d’atomes les plus odoriférants ; agréablement coupées par de vastes rivières bordées de lis, de jonquilles, de tulipes et de violettes, on se croit dans le paradis terrestre”[15]
Nul besoin d’aller “civiliser” l’Afrique ! Pour Sade enraciné en Provence, dans la province “gothique” par excellence dont les habitants terrifiaient Casanova, l’Italien, par leur “férocité”, la plupart de ces discours sur la “modernité civilisatrice” d’un “siècle des lumières” sont poudres de perlimpinpin jetées aux yeux de naïfs mais lui, Sade, comment pourrait-il encore y croire dans la nuit de son cachot de Vincennes ou de la Bastille ? Dès 1779 il écrivait à Milli Rousset : “On priait un jour l’empereur Tibère de faire juger un infortuné qui gémissait depuis longtemps dans les prisons : « J’en serais bien fâché, répondit le tyran. – Et pourquoi ? – C’est qu’il serait condamné à mort et que je n’aurais plus le plaisir de savoir qu’il souffre. »Ce Tibère, comme vous le savez, était un monstre. Pourquoi donc nous, qui sommes si doux, si policés, si charmants, nous qui vivons dans un siècle d’or[16], sommes-nous aussi féroces que ce Tibère ?”
Oui, mais me dira-t-on la Révolution est passée par là, les philosophes sont arrivés au pouvoir supprimant l’arbitraire des lettres de cachet et toutes les discriminations considérées jusque là comme naturelles et dès son sous-titre l’éditeur d’Aline et Valcour ne précise-t-il pas, “écrit à la Bastille un an avant la Révolution de la France”, donnant ainsi un petit goût de vieux et un petit “goût de chaine” à son roman philosophique ?
“Ô vous qui avez la faux à la main…”
Insérer un pamphlet, trouvé non au palais Royal mais au Palais Egalité et intitulé “Français encore un effort si vous voulez être républicains”, dans La philosophie dans le boudoir publié en 1795, la même année qu’Aline et Valcour, c’est revendiquer le fait que ce qui se dit et ce qui se fait dans ce boudoir soit d’un actualité brûlante. De même quand, dans La nouvelle Justine publié en 1797, Sade fait lire à l’évêché de Lyon La philosophie dans le boudoir à l’abbé-secrétaire qui introduit Justine auprès de celui qui sera le pire de ses bourreaux aucun malentendu n’est possible : ceux qu’il met en scène ne sont pas liés à l’Ancien Régime mais au nouveau.
Enfermé depuis 1777, à sa libération 13 ans plus tard, Sade est pris d’une boulimie de rapports sociaux et se précipite au théâtre pour y découvrir avec étonnement que les Parisiens ont maintenant le goût du “noir” : “nous sommes devenus anglais… Que dis-je ? Anthropophages !… cannibales !”[17]et c’est dans ce goût qu’il va écrire la première Justine en 1791, “mon imprimeur me demandait (un roman) bien poivré, et je le lui ai fait capable d’empester le diable.”[18]
Le 19 novembre 1794, un mois après avoir été libéré de Picpus, Sade écrit à Gaufridy “tous ces gens-là ont bien agi avec nous comme l’auraient fait des anthropophages”, on est passé en trois ans du “goût” aux pratiques anthropophages et dans cette même lettre Sade décrit ses neuf mois de prison et sa condamnation à mort pour “modérantisme” par Fouquier-Thinville. Dans le vocabulaire du temps, bien proche de celui de Butua, on disait que Fouquier-Thinville tenait “le comptoir de la boucherie” et “faisait provision de gibier” pour le bourreau Samson qui “travaillait la marchandise” sous les encouragements de spectateurs qui criaient : “Broyons ! Broyons du rouge !”
Mais n’est-ce pas à ce moment précis que l’esclavage est enfin aboli dans les colonies françaises ? Comment penser ces contradictions ? Comment réussir à comprendre la trajectoire d’un Robespierre, farouche opposant à la peine de mort devenu le symbôle d’une Terreur qui va s’accélérer sans cesse et couper les têtes de tous ceux qui veulent l’arrêter dont celle de Robespierre d’ailleurs ?
“Il faut s’incliner devant la contingence absolue de l’histoire”[19]affirme avec raison, me semble-t-il, Levi-Strauss : à une voix près la peine de mort aurait été abolie, à une voix près Louis XVI n’aurait pas été condamné à mort, à un jour près Sade aurait eu la tête coupée avant d’avoir publié autre chose que la première Justine.Pitié pour les “grands hommes” ! Méfions-nous des “bonnes causes” du moment, méfions-nous de ceux qui se disent “vertueux défenseurs du bon droit”[20]des noirs, des blancs, des femmes, des pauvres, des exclus, des esclaves.
Rions quand, en 1795, Mme de Saint-Ange fait sortir Augustin le jardinier avant de lire un pamphlet égalitariste en lui disant que ce texte n’est pas fait pour ses oreilles.
Rions quand ce pamphlet déduit d’affirmations incontestables des conclusions absurdes et criminelles.
Rions quand au nom de la vertu et du bonheur de tous, on manie la funèbre faux pour tailler “l’arbre de la superstition”.
Rions quand pour construire un homme ou un peuple nouveau, pour “régénérer” une nation on coupe, on élague des branches considérées comme dangereuses pour la survie de l’arbre au risque de tuer l’arbre.
Remarquons que ce pamphlet totalement burlesque et qui fait l’objet de tant de lectures sérieuses commence, en pleine période de déchristianisation, par encourager l’accélération de l’usage de la “faux” par ceux qui l’ont en main – “Portez le dernier coup”, leur dit-il, et tant que vous y êtes déracinez totalement le si contagieux “arbre de la superstition”- mais finit par condamner totalement la peine de mort et toutes les violences transformant en martyrs les sectateurs des causes que l’on veut éradiquer :
“ Ce ne serait donc point à permettre indifféremment tous les cultes que je voudrais qu’on se bornât, je desirerois qu’il fût libre de se rire et de se moquer de tous, que des hommes réunis dans un temple quelconque pour invoquer l’éternel à leur guise, fussent vus comme des comédiens sur un théatre ; au jeu desquels il est permis à chacun d’aller rire ; si vous ne voyez pas les religions sous ce rapport, elles reprendront le sérieux qui les rend importantes,
. Je ne saurois donc trop le répéter, plus de Dieux, français plus de Dieux… mais ce n’est qu’en vous en moquant que vous les détruirez, tous les dangers qu’ils traînent à leur suite renaîtront aussi-tôt en foule, si vous y mettez de l’humeur ou de l’importance. Ne renversez point leurs idoles en colère, pulvérisez-les en jouant, et l’opinion tombera d’elle-même.”[21]
Pour Hegel, il y a des ruses de l’histoire, les hommes en suivant leurs passions poursuivent des buts qu’ils n’atteignent pas et en atteignent d’autres totalement imprévus et c’est cela qu’il nomme la Raison dans l’histoire mais pour Levi-Strauss comme pour Sade n’existe nulle Raison à l’oeuvre dans l’histoire mais une constante déraison dont nous pouvons simplement tenter de limiter les abus et les effets négatifs. Gardons-nous de diaboliser ou de diviniser une culture ou une société, gardons nous de diaboliser ou de diviniser les hommes du passé, essayons de les comprendre après coup tout en sachant que “les humains se trompent à tout coup ; l’histoire le montre. On dit “de deux choses l’une”, et c’est toujours la troisième. ”[22]
Mais ne peut-on pas recommencer, ingérer, digérer plutôt que trier, expurger et vomir ?
«Le jugement du point de vue de la dégustabilité (c’est à vomir!) est le jugement fondamental de la morale.» nous rappelle Nietzsche, plus douce et plus juste me parait la méthode sadienne celle issue du passé et des sociétés les plus archaïques, celle des conteurs et des femmes qui, depuis des temps immémoriaux, racontent pour le plus grand plaisir des enfants des histoires horribles. “Ne pensons plus à nos maux que pour en faire frémir nos neveux.”
[1] Catherine Gallouët: “Sade, noir et blanc : Afrique et Africains dans Aline et Valcour (travaux choisis de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle, vol24, 2005, p78 (URI:http://id.erudit.org/iderudit/101217ar)
[3] La Nigritie… in Geographiae imaginariae. Dresser le cadastre des mondes inconnus dans la fiction narrative de l’Ancien Régime” ed. MC Pioffet, Québec, PUL.