« Femmes, voyages & spiritualités »,

 Une histoire occidentale en chantier… par  Sylvie Dallet

Le séminaire « Éthiques & mythes de la création » a pris pour thème lundi 27 février 2023 « Femmes, Voyages, Spiritualités ». Cette séance présentait à rebours des récits communs, des voyages féminins sous l’angle des spiritualités qu’ils suscitent ou qu’ils expriment : les exposés de Cécile Coquet-Mokoko, d’Agathe Simon et de Suzy Tchang ont ouvert trois portes de perception insolites. En effet, leurs approches sont autant de cheminements de pensée qui pressentent des parcours originaux et pluriels : l’History anglaise est aussi une « herstory » plurielle.

          J’ai exprimé rapidement en introduction lors du séminaire du 27 février, puis par cet article rédigé, quelques réflexions personnelles, dont les relations multiples restent liées à l’éducation des filles et à l’histoire des sociétés démocratiques. Voyager n’est pas se déplacer. Il n’est rien qui puisse simplement se réduire au projet de : j’y vais, j’y vois et j’exprime. La trace extérieure qui s’effectue en littérature comme en art suppose un cheminement initiatique d’autant plus secret qu’il surgira parfois inopinément, en cascade ou en source, en d’autres lieux et d’autres temps. Si, tôt ou tard, comme le nourrisson, il faut bien sortir de chez soi pour affronter le monde, il faut également rentrer en soi pour le comprendre… Rentrer chez soi participe au « sortir de soi » de la découverte de l’autre, suggérant un puzzle en trois dimensions, un emboîtement mystérieux dont les clefs se dérobent.

Depuis une dizaine d’années, le tourisme international fait état d’un accroissement notable des voyageuses en solo, mais sans en détailler les motivations créatrices. Dans une perspective de résistance féministe, l’exégèse littéraire s’attache à décrire des parcours exceptionnels : Isabelle Eberhardt et, en première figure Alexandra David-Neel, au gré des rééditions de leurs récits. Chaque démarche, pour différente qu’elle soit, exprime une ambivalence profonde : aller au dehors, c’est accepter la contrainte, la guidance de l’inconnu. Pour le poète René Char, « il faut s’établir en dehors de soi », au bord des larmes. Le philosophe Alain résume cette démarche par une formule plus abrupte : « Être c’est dépendre ».             

         Au XIXème siècle, Hegel, patriarche de la philosophie allemande, démontrait que l’être humain a besoin de l’autre pour son accomplissement spirituel : parce que je te rencontre, je vais enfin savoir qui je suis. Ce postulat a été renforcé par Martin Buber et le français Bachelard. Il suppose que la spiritualité nécessaire à notre existence est réveillée par la rencontre.

         Si l’on résume le Je & Tu  du philosophe autrichien Martin Buber (Vienne,1878-1963), publié en 1923, il tient en cette phrase, déclinée de mille façons : « la vraie vie est rencontre ». Pour traduire la force de cette « substance spirituelle » qui se révèle lors des rencontres : si je me tourne vers toi, c’est donc que j’existe… à l’inverse de toute la philosophie cartésienne. Bachelard  l’écrit ainsi lorsqu’il préface l’ouvrage de son ami : «  Notre substance spirituelle n’est en nous que si elle ne peut aller hors de nous. Elle ne peut aller hors de nous, vaguement comme une odeur ou un rayonnement. Il faut qu’elle s’offre à quelqu’un, qu’elle parle à un TU ».

         Pour faire le lien avec une découverte de ces mêmes années 1920, il me semble que notre besoin spirituel pourrait bien être lié à la « néoténie » de notre espèce. Le néerlandais Louis Bolt en propose une définition extensive lors d’un congrès de biologie à Fribourg en 1926. En effet, pour la biologie, le mot « néoténie » désigne la capacité, pour une espèce animale, de se reproduire à l’état larvaire. Par extension, la néoténie humaine est l’idée que l’être humain présente, tout au long de sa vie, des caractères juvéniles dont l’histoire mondiale devrait tenir compte : prégnance du « jeu », besoin continu de connaissances nouvelles, qualité de « sagesse » des gens d’âge. Nous naissons inachevés et avons besoin des autres pour progresser. Parmi les tutrices de l’enfance, la mère, la grand-mère, figures de l’identification, ont leur rôle à jouer, mais aussi les lectures personnelles, qui, pour les filles, sont les premiers piliers d’une ouverture au monde, hors du microcosme de la cuisine.

Nous arrivons donc à la mesure des savoirs émancipateurs spécifiques aux femmes.

 Pour beaucoup de femmes, sortir de l’enfermement s’effectue par l’étude, la lecture et la traduction, qui correspond à un partage des savoirs implicite, sans les injonctions du genre. Pour exemple, Émilie du Châtelet (1706 – 1749), traductrice et mathématicienne de l’époque des Lumières (et compagne de Voltaire durant quatorze années) explicite ce persistant besoin féminin de voyage à travers la lecture et l’étude : par modestie, sa seule œuvre personnelle, Discours sur le bonheur, ne sera publiée qu’après sa mort. Je cite cette exigence du voyage spirituel par l’étude : « L’amour de l’étude est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu’à celui des femmes… les femmes sont exclues par leur état de toute espèce de gloire et quand, par hasard, il s’en trouve quelqu’une qui est née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler de toutes les exclusions et les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par son état ».

         Anticipant la formule sartrienne comme quoi exister, serait se libérer, pour ces femmes occidentales du tournant du XIXème siècle, exister c’est partager des expériences libératrices, et qui deviennent, créatrices d’œuvres fortes. Pour exemple, les récits d’Isabelle Wilhelmine Marie Eberhardt (née en 1877 à Genève et morte en 1904, emportée par un oued en crue à Aïn-Sefra, en Algérie), sont profondément marqués par le voyage tant dans sa dimension descriptive que spirituelle, du côté du soufisme. Les articles de cette écrivaine née suisse de parents d’origine russe, devenue française par son mariage, sont désormais aussi connus que l’ethnologue et autrice, Alexandra David Neel.

       Parmi les femmes exploratrices du Moyen-Orient dont les historiens ont invisibilisé l’influence, je voudrais évoquer des personnalités moins connues, mais non moins inspirées : Lady Stanhope (1776-1839), Marie de Ujfalvy-Bourdon (1842-1904), Odette Keun (1888 -1978), Odette du Puigaudeau (1894-1991) et Marion Sénones (1886 – 1977)… 

       L’ethnologue et autrice Lady Esther Stanhope, nièce du ministre Pitt, est une aristocrate britannique devenue aventurière au Proche-Orient. Elle incarne à la fin de son existence une sorte de « prophétesse » en pays Druze. La Revue des Deux Mondes de 1845 dépeint son odyssée dans un style fleuri, comme « reine de Tadmor » sorcière, prophétesse, patriarche, chef arabe, morte en 1839 sous le toit délabré de son palais ruineux, à Djîhoun, au Liban ». En 1835, Lamartine dans son Voyage en Orient, est lyrique: « Les nombreuses tribus d’Arabes errants qui lui avaient facilité l’accès de ces ruines, réunis autour de sa tente, au nombre de quarante ou cinquante mille, et charmés de sa beauté, de sa grâce et de sa magnificence, la proclamèrent reine de Palmyre ». La vie aventureuse de Lady Stanhope inspirera la Châtelaine du Liban du romancier français Pierre Benoit en 1924, un ouvrage traduit en plusieurs langues.

En 1879, trois décennies avant Alexandra David-Neel, Marie de Ujfalvy-Bourdon accompagne son mari dans ses explorations anthropologiques. Elle écrira joliment dans son best-seller De Paris à Samarcande; impressions de voyage d’une Parisienne (1880) puis dans Une Parisienne dans l’Himalaya (1887), « ces dames ne comprenaient pas que je fusse décidée à suivre mon mari. C’était folie qu’une femme s’avisa d’une telle aventure ; courir les grands chemins ! Passe encore s’ils avaient été suffisamment frayés ». Elle apostrophe ainsi son lectorat féminin : « chère lectrice (…) faites comme moi : allez vers des pays lointains et le charme que vous en rapporterez sera la plus grande récompense des fatigues et des émotions passées ». Celle qui inspira les romans de Jules Verne ne cessera d’exhorter les femmes de sa condition d’abandonner le confort du foyer pour des émotions inspirées.

       J’ai une certaine tendresse pour la journaliste et autrice néerlandaise Odette Keun (née en 1888 à Istanbul, décédée en 1978 aux États-Unis) qui a ramené du Caucase et du Maghreb des œuvres polyglottes, telles que Les Maisons sur le Sable (1914), Les Oasis dans la Montagne (1920), Sous Lénine; notes d’une femme déportée en Russie par les Anglais (1922), mais surtout un extraordinaire roman de mœurs Mesdemoiselles Daisne de Constantinople (1917), dont je découvris l’existence par hasard dans la bibliothèque de ma grand-tante, mariée à un officier colonial. Ce roman bouleversa mon adolescence, par la richesse des civilisations dépeintes et les émotions qui les accompagnent.

       En parallèle de l’autrice américaine, l’ethnologue Odette du Puygaudeau (1889-1991) a laissé des récits de voyage remarquables. Sa candidature pour une expédition au Groenland ayant été refusée par le commandant Charcot qui n’accepte pas les femmes à bord, elle explore d’autres grands espaces tel le désert du SaharaSahara jusqu’aux confins de la Mauritanie (en 1933) puis en 1934, sur un bateau de pêche de Douarnenez, La Belle Hirondelle, avec sa compagne Marion Sénones. Celle- ci infirmière, peintre et dessinatrice illustrera certains des livres  de l’ethnologue: Le Sel du désert en 1940, La Route de l’Ouest en 1946, Mon ami Rachid, guépard en 1948 et Tagant en 1949. Leur odyssée inspirera en 2020 le double récitdes journalistes Catherine Faye et Marie Sanclemente, L’année des deux dames.

Les audaces de l’édition internationale nous font découvrir ou redécouvrir des autrices plus proches de notre temps : l’autrice libanaise Etel Adnan exprime une expérience mixte (peinture et poésie « le destin va ramener les étés sombres »), la réalisatrice Jocelyne Saab dont on vient de rééditer les films, la documentariste Florence Tran (par l’écriture et la réalisation de ses enquêtes sur l’Himalaya et l’Égypte) et les carnettistes, voyageuses infatigables des confins du monde… Autant d’exploratrices qui, au prix des larmes et confortées par des ténacités invisibles, explorent les confins du paysage visible.

 Après ces petites notes de rappel, relatives à l’histoire occidentale, je voulais signaler des témoignages contemporains autour du thème exploratoire de la « Femme sauvage », moins corsetée que les précédents exemples.

En 2001, l’autrice féministe américaine,Clarisse Pinkola Estes publie un essai qui deviendra un best-seller international : Femmes qui courent avec les loups. Elle décrit dans cet ouvrage touffu combien chaque femme porte en elle une force naturelle, instinctive, riche de capacités créatrices et d’un savoir immémorial. Mais la société et la culture ont trop souvent muselé cette « Femme sauvage », afin de la faire entrer dans le moule réducteur des rôles assignés. Fascinée par les mythes et les légendes, Clarissa Pinkola Estés propose de retrouver cette part enfouie, pleine de vitalité et de générosité, vibrante, donneuse de vie. À travers des « fouilles psycho-archéologiques » des ruines de l’inconscient féminin, puisant aux traditions les plus diverses, de la Vierge Marie à Vénus, de Barbe-Bleue à la petite marchande d’allumettes, elle démontre qu’il ne tient qu’à chacune de retrouver en elle la Femme sauvage.

Après son célèbre Croire aux fauves  (2019) qui racontait sa blessure initiatrice par un ours, la nouvelle publication de l’anthropologue Nastassja Martin À l’Est des Rêves (réponses des Even d’Icha aux crises systémiques) explore les échappées libératrices à partir de minutieuses enquêtes sur le double territoire forestier de la Béringie (Alaska et Russie). À la chute de l’URSS, son interlocutrice principale retourne vivre en forêt et y développe des facultés prédictives liées à la relation intime qu’elle entretient avec la Nature. Le don et le contre-don du sauvage, s’initie aussi par le rêve.

Un dernier exemple, puisé aux sources de la création visuelle. En 2015, nourrie de l’œuvre de Clarissa Pinkola Estés, la plasticienne Marie-Christine Palombit effectue un voyage en Arizona, aux États-Unis. Quarante femmes s’y sont retrouvées pour marcher dans le désert, pratiquer des rites amérindiens avec des Indiens Navajos et suivre l’enseignement de « HO Rites de Passage ». À son retour, nourrie des intenses moments qu’elle vient de vivre, cette artiste montreuilloise entame une série de grandes peintures Femmes sauvages entre ciel et terre, entre terre et ciel. Enrichissant sa palette de pigments fluorescents, elle donne de ses œuvres une double lecture : exposées à la lumière noire, elles révèlent une vision plus secrète, comme celle d’un territoire inconscient. Des détails apparaissent ou au contraire s’estompent ; les postures changent et l’histoire… Marie-Christine Palombit était présente lors du séminaire du 27 février ainsi que Ghislaine Verdier qui lui a consacré une monographie illustrée…


 Les conférences stimulantes de Cécile Coquet Mokoko, Agathe Simon et Suzy Tchang ont été enregistrées en audio,  et restent, pour le moment une matière à retravailler.


 Le prochain séminaire se déroule le 3 avril 2023  (de 18 à 21 heures, au 21 bis rue des écoles) autour des « Usages et les créativités symboliques des textiles », avec les exposés de Christelle Maïmouna,  (Usages et symboles du pagne en Afrique subsaharienne), doctorante, Anna Caiozzo (Mythes de création associés au vêtement), professeure d’Histoire médiévale et Barbara d’Antuono (À chacun son Totem..) artiste, brodeuse.

Entrée libre sur inscription : sylvie.dallet@uvsq.fr

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