De la lettre à l’effigie, transmettre les valeurs démocratiques du XIXe siècle au regard du monde contemporain

Le 6 mars 2019, le séminaire Éthiques & Mythes de la Création, a consacré  une séance aux anciens matériaux de la transmission démocratique : De la lettre à l’effigie, transmettre les valeurs démocratiques du XIXe siècle au regard du monde contemporain

En effet, le XIXe siècle développe au travers des correspondances des élites et de la commande publique un imaginaire de la démocratie qui élabore l’idée nationale. Le XXIe siècle, inaugure au contraire une amnésie particulière qui ramasse sa pensée sur les réseaux sociaux dématérialisés. Comment se fait désormais la transmission des traces du passé ? Nos enfants n’espèrent plus retrouver des vieilles lettres d’amour dans les greniers, car internet a détrôné la missive et les greniers séculaires ont disparu du paysage urbain.

Pour en débattre, j’avais invité deux femmes de grand talent universitaire, l’historienne Jacqueline Lalouette qui vient de publier Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes (France. 1801-2018)[1] et la littéraire Françoise Mélonio, qui, spécialiste internationale de Tocqueville, a clôt l’édition des Correspondances de l’auteur de La Démocratie en Amérique et de quelques autres ouvrages. [2] Cette convergence interdisciplinaire devait se compléter d’un dialogue en double voix, issu des témoignages praticiens du Musée de l’Histoire vivante : l’historien et urbaniste Gilbert Schoon, ancien directeur du Musée et Hélène Aury, responsable des publics de ce Musée, sis dans la banlieue maraichère et ouvrière Montreuil.

S’il est impossible de résumer en quelques lignes une après-midi de plusieurs heures alertes (un digest qui serait par trop indigeste), je souhaite à travers un récit personnel, faire comprendre combien trois heures d’exposés et de questions vives peuvent apporter à la pensée du présent qui n’est, au final, qu’une amorce de la prospective nécessaire à l’exercice même de la démocratie. L’avenir à reculons, comme j’avais intitulé un précédent article en hommage à la formule de Paul Valéry, se nourrit de l’espérance de futurs possibles ou pensables.

Au XIXe siècle, les lettres et les statues ont été conçues pour influencer des personnes, voire pour enseigner à une collectivité disparate que tout sépare, du point de vue de l’expression et de la culture. Les objets du passé ont été longtemps réservés aux collectionneurs, sans leur accorder une valeur pédagogique autre que celle de leur usage. La tendance se renverse désormais. Présenter, comme au Musée de l’Histoire vivante, une armoire sculptée par un ébéniste communard, Pierre Charbonneau, avec le bois provenant de la démolition de l’ancienne Sorbonne, conjugue la connaissance d’une époque avec l’émotion. La chose concrète devient l’opposante du monde virtuel. Elle nous permet une réappropriation de l’Histoire par le respect des œuvres.

Cependant, les savoirs que ces objets véhiculent traduisent avant tout la qualité de nos regards; l’éducation, comme l’expérience, sont destinés à l’épreuve d’un réel. Les exposés dont nous avons goûté le suc ce mercredi, traduisent une philosophie du service public, dans le respect des traces que le passé nous lègue, archives fragiles, arrivées par aventure, issues de salles de vente ou recherchées auprès des particuliers. À rebours, l’indifférence envers l’effort épistolaire s’exprime aussi envers la statue du personnage dont on a oublié le rôle. On ne la voit plus dans le paysage, autrement que comme un meuble urbain qui, un jour, sera remplacé.

L’écrivain et pair de France, Alexis de Tocqueville  (1805-1859) avait accumulé des notes, des courriers et des articles qui servaient de bases à une pensée qui ondoie entre la France et les États-Unis, considérées à l’époque, comme les deux pays fondateurs de la démocratie contemporaine. Auteur lu et reconnu, ses lettres sont les substituts d’un échange politique vivant. Cette base documentaire qu’il engrange avec minutie dans son château normand, alimente sa réflexion politique, au contraire d’un Victor Hugo qui construit, au travers des correspondances inédites,  un chef-d’œuvre supplétif à son œuvre oubliée, tel un « moi posthume »,  qui le prolongerai. De cette première remarque, Françoise Mélonio pose les principes de la transmission au XIXe siècle, qui, par les lettres et les écrits de ceux qui manient aisément la plume, est d’abord de « retrouver un savoir de ce qui n’est plus » et, ce faisant, qui participe de la continuité aristocratique de la pensée (littéralement la pensée « des meilleurs »). Dans un siècle  où la laïcité se fraie un malaisé chemin, les lettres participent de l’édification morale, telles les traditionnelles Vies des saints. Pour les écrivains politiques, la vie est « chose grave » qui a besoin des conseils des anciens, agissant comme des tuteurs.  De ce fait, les éditeurs ne publiaient pas toutes les lettres, tant s’en faut, mais « des morceaux choisis », destinés à l’édification, voire des versions expurgées : en 1861, Barbey d’Aurevilly se plaignait de la « torture d’eau » que lui infligeait l’inondation de lettres insipides de Tocqueville publiées après sa mort par ses amis.

La transmission politique correspond enfin à « un réveil d’idées » en dormance. Une sorte de Belle au bois qui nécessiterait le retour régulier d’un prince vigilant. Des lectures de « morceaux choisis » à la reconnaissance des « choses lues », le chemin de la démocratie est long à se construire… Tombée en sommeil de 1880 à 1950, la pensée de Tocqueville n’était plus éditée, excepté dans des pays tels que l’Italie et l’Allemagne. Ce « retour à Tocqueville » initié par André Jardin[3], puis François Mélonio prend en considération les correspondances du passé, afin de comprendre la genèse et l’urgence d’une époque, la nôtre. La sociologue Nathalie Heinich s’y est penchée au travers de son ouvrage paradoxal, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique[4], qui analyse le besoin de comprendre l’élan créateur au travers des notes brèves des peintres. Désormais, les notes d’écriture de Braque, Picasso, Magritte sont publiées, dans une perspective fragmentée et vivante dont Pascal reste la figure tutélaire. Publier des lettres est une plongée aux sources du talent, voire du génie qui assemble et reconfigure à chaque époque les données des ères précédentes. Les lettres décrivent au pinceau fin la genèse de l’œuvre, obligent le lecteur à tisser des liens entre la singularité de la voix qui vient du passé avec ce qu’il voit et ce qu’il entend du présent. Les écrits personnels ont donné aux blogs contemporains leurs lettres de noblesse.

Comme le jeu de Paume, figure symbolique de la Révolution française selon le tableau inachevé de David[5], nous jouons toujours à la même balle, mais pas au même endroit. Les correspondances des auteurs permettent de comprendre là où les idées naissent, à partir de quelles anecdotes signifiantes, leur auteur les a saisies pour ne plus en lâcher la trace, comme un animal guidé par son instinct. Les variations des correspondances sont en ce sens précieuses, car elles accentuent le caractère vivant de la pensée de l’auteur, ses foucades, ses atermoiements, ses repentirs parfois.  Les méchantes langues disaient de Tocqueville que sa pensée était aussi changeante que la tentation féminine pour une nouvelle robe… Preuve s’il en est que la mode porte en profondeur la pensée du changement et que l’aimable caractère de Tocqueville lui faisait adapter son style à la personne dont il estimait la qualité de dialogue. Diogène n’aimait pas écrire, n’est-ce pas ?

De ce fait, publier la totalité des lettres existantes, au défi d’en découvrir toujours des nouvelles, repose sur une véritable philosophie du vivant. Bien sûr, retrouver les documents suppose chez le chercheur, à la fois le fétichisme de la trace et le plaisir de la lecture comme une chasse qui ne finirait jamais.  Mais la volonté de transmettre ne se suffit pas à traduire ce double goût de se persévérer au travers un écrit; pour mener à bien cette poursuite tenace du lecteur, il fait avoir une pleine conscience de l’incohérence de la vie, de son caractère fragmenté et dispersé, une sorte d’humilité que les Vies des hommes illustres, par trop univoques car exemplaires, ne peuvent mettre en scène. La publication exhaustive des lettres redonne à la vie des auteurs un supplément d’âme, sans quoi la créativité d’une destinée ne serait qu’un simple concentré de volonté et de hasard, mécanique, tragique ou heureux. Les correspondances aléatoires déconstruisent le modèle idéalisé de la transmission, dans une démarche analogue à celle que les réseaux sociaux sont en train de le faire aujourd’hui. Cependant, la lettre s’adresse à une personne-cible, même si celle-ci peut être lue en public. Les réseaux sociaux n’ont besoin ni de voix respectée, ni de visages familiers pour se propager.

La statue en place publique est, au contraire, un monument dont le message s’exprime sur des lieux stratégiques nationaux : mairies, carrefours, hôpitaux… Elle est aussi le reflet du nouvel aménagement du territoire urbain, avec des parcs de promenade et des fontaines publiques. Jacqueline Lalouette a inventorié les statues de ces hommes et de ces femmes que l’Empire, puis la République ont considéré comme susceptibles d’influencer, par le bronze, le fer et la résine, des générations d’enfants. Ainsi, la commission centrale du « monument à élever à Ambroise Paré » (œuvre de David d’Angers érigée à Laval en 1840) l’exprima clairement : « La France […] a su de bonne heure que les grands souvenirs engendrent les grandes actions ; que les ombres des hommes de génie aiment à révéler leurs secrets aux descendants qui les honorent : aussi les images de nos grands hommes se sont dressées au sein de nos palais et sur nos places publiques : le bronze et le marbre ont raconté partout l’héroïsme, le dévouement, le génie et des fils se sont rencontrés qui étaient dignes des pères ! et ce généreux enseignement des grandes choses et des grandes pensées, qui atteste l’existence d’un grand peuple, signale et garantit un noble avenir ».

La troisième République, plus que tout autre régime politique, a multiplié les statues comme les images pour les écoles, puisant pour développer l’ancrage républicain jusque dans la littérature, avec Hugo comme figure de référence. Cette “Histoire plastique” ponctue notre espace public par milliers d’effigies, donnant du relief aux allégories antiques, remodelées par les romans humanistes. Les personnages littéraires ont donné quelques figures emblématiques de bronze et de pierre, posées à la croisée des chemins comme des saints humbles: je retrouve, pour mémoire, une Fantine éperdue dans le Nord, un Sans famille accompagné de son chien (figure de Saint Roch), figé en une posture voûtée, devant le Conservatoire de Musique de Vincennes. Un passant ironique a déposé à ses pieds un sandwich…

Les cartes postales ont longtemps servi d’écho à cette volonté d’édification populaire, affermies au XXe siècle, par d’autres relais : la station de métro Odéon est identifiée par la statue de Danton. Ce « peuple de statues » qui surplombe le peuple vivant de son piédestal de pierre, illustre fortement une idéologie  volontairement masculinisée, qui oscille entre les figures des héros militaires et celle des « hommes illustres » liés à la civilisation. Voltaire, qui n’aimait guère les militaires,  désignait sous le terme de « sabreurs » les héros guerriers, indiquant sa préférence pour les civilisateurs. Ces Hommes de culture  (Victor Hugo) et de bienfaisance (Saint Vincent de Paul), se retrouvent depuis peu affublés de gilets jaunes, tandis que les statues militaires ou allégoriques subissent, de leur côté, quelques maltraitances, tel le piédestal de la République, hachuré de tags et d’inscriptions sur la place parisienne du même nom.

La perception est sélective : si on se souvient  avec soulagement de la désagrégation de la statue du tsar dans le film d’Eisenstein, Octobre  (1928) sous les coups des émeutiers révolutionnaires, on reste blessé  du visage brutalisé de Marianne à l’Arc de triomphe (2019), à côté duquel un provocateur avait bizarrement tagué un cœur fluo. Les vandalismes de ces mois d’hiver ont profondément remué les esprits, participant de la nécessité des débats: statues chrétiennes mutilées dans les églises, tombes juives profanées, insultes déversées à l’envi contre des personnalités devenues des symboles.

Dans le tourbillon des mots et des choses vues, la statue de Kant à Kaliningrad (ex- Königsberg) était éclaboussée de peinture rose, tandis qu’une certaine presse populiste vilipendait le philosophe comme « un traître à sa patrie » (sic) avec cette phrase citée de mémoire : « L’auteur de Critique de la Raison Pure ne peut pas être un grand symbole d’une région russe ». Or, le philosophe Kant (1724-1804) est avec Goethe, un des grands témoins européens de la Révolution française, à laquelle toute la classe politique se réfère. Son œuvre se déploie au sein de ces questions: “Que puis-je connaître? Que dois-je faire? Que puis-je espérer?” Entre le “peuple des statues” et le feuilleté des lettres personnelles, se joue et s’élabore de troubles correspondances, du comment aristocratique au pourquoi démocratique. Massives et placées à des endroits stratégiques de la ville, les statues restent absentes des ronds-points, là où les effigies en bois les banderoles et les pancartes s’y sont multipliées. Ces masques et effigies éphémères restent liés à la circulation de la parole ou de la colère, bien éloignées du lent travail de l’écrivain et du bronzier.

Parmi les quelques trois mille neuf cent statues identifiées en place publique par Jacqueline Lalouette, ancrées dans le paysage, fondues sous Vichy et détruites sous l’occupation allemande, bien peu de femmes. La responsabilité en incombe grandement au Code Civil. Naguère, l’historien Maurice Agulhon l’avait remarqué, dans un article attentif à l’allégorie civique féminine[6]. La statuaire invisibilise les femmes réelles  (autrices, politiques, artistes) au profit des allégories bien bustées du Temps et de la Nature.

Pour la précision de son ouvrage, Jacqueline Lalouette évalue à deux cent quatre-vingt-deux statues de femmes soit 7, 3% du total de la statuaire publique. Parmi ces figures hisoriques (l’usage nous interdit d’utiliser le terme péjoratif de “femme publique”) on compte cent quarante-neuf statues de Jeanne d’Arc (consensuelle sous tous les régimes) , vingt-neuf reines, vingt-deux écrivaines, quatre actrices, deux peintres (Rosa Bonheur) … Il faut remarquer que si les nouvelles stations du tramway parisien revêtent depuis peu des noms de femmes, ce mouvement de rééquilibre n’est pas suivi de créativité statuaire. Les femmes peuvent-elles être de grands Hommes?,  s’interroge en 2016 la sociologue Christine Detrez.

Parmi ces figures féminines trop rares, femmes de pouvoir et d’esprit, deux statues d’esclaves marronnes (insurgées et ayant fui l’esclavage) détonnent: la mûlatresse Solitude, est présente en Guadeloupe, mais aussi sur la ville de Bagneux. Solitude (1772-1802), figure historique de la résistance guadeloupéenne, fait partie des femmes dite en créole une fanm doubout, mais pendue à l’âge de trente ans, peu après son accouchement par décision napoléonienne. C’est, en France, la seule figure sculptée qui soit représentée enceinte. La maternité prend peu de place parmi les “vies illustres”, malgré les déclarations récurrentes des hommes politiques. On se souvient de la réplique brutale de Napoléon, à qui l’intellectuelle Germaine de Staël demandait quelle sorte de femme il admirait: “ Général, quelle est pour vous la première des femmes? – Celle qui fait le plus d’enfants, Madame » lui aurait répondu le goujat. Les lettres et les essais ont donné à Germaine de Staël comme à George Sand, une notoriété qui ne doit rien au rappel statuaire. 

Mulatresse Solitude -Guadeloupe

Depuis les années 1980, la France restatufie son espace public, avec un accroissement de plus de vingt statues par an. Une démarche régionaliste, dont Jacqueline Lalouette s’explique mal l’engouement. Ces statues, à l’instar des fontaines, restent des lieux de rendez-vous, plutôt que des espaces de méditation morale. Certains bustes ou effigies font figures de véritables arbres à prières, voire de grigris de plein air: la pantoufle de Montaigne, devant la Sorbonne, brille comme l’or, tant elle a été caressée… Il me semble que ce retour de la figuration, en résine plutôt qu’en bronze, s’exprime aussi en peinture qui, en XXIe siècle débutant, témoigne d’une attention nouvelle aux corps expressifs des chanteurs et des stars du ballon rond. L’imaginaire de Disney est sans doute passé par là, remodelant l’attraction du public pour les figures symboliques.

Une statue de Johnny Halliday (à moto) aurait ainsi été proposée à la mairie de Paris qui tarde à répondre à l’offre… Dans une méfiance analogue, les habitants de Dinard se sont opposés à la pose d’une statue de Zidane, immortalisée par son “coup de boule”. Pinault, mécène de cette anecdote du foot, a dû capituler devant l’opposition citoyenne. Expression citoyenne, refus du sport ou déni esthète? La question restera sans réponse. La statue d’un Hitchcock entouré d’oiseaux, proche des cafés de la promenade, ne choque pas les passants. Pour comprendre le goût du public en deçà de la communication locale des édiles, le temps fait son œuvre. Le public préfère les artistes, les figures légendaires ou les allégories, compagnons éternels de l’imaginaire touriste. Le cinéaste Jacques Tati est présent à la fois à Saint-Maur des Fossés et Saint-Marc sur mer, en raison de ses tournages. Des pèlerins bouddhistes se promènent non loin de la Pagode du Bois de Vincennes.Chaque détail compte dans la mensuration de la gloire: depuis la stèle monumentale de Danton de l’Odéon, érigée à la fin du XIXe siècle, les piédestaux des statues ont varié en hauteur, désormais très proches des “vraies gens” qui les côtoient.

Gilbert Schoon, ancien directeur du Musée de l’Histoire vivante, explique alors combien le Musée, crée en 1939 pour le cent cinquantième anniversaire de la Révolution française (et fermé immédiatement pour fait de Seconde guerre mondiale) a collectionné les objets porteurs de la mémoire populaire: pierre sculptée de la Bastille, bustes de Robespierre et de Danton posés dans le hall du Musée, affiches et journaux, bureau de Jaurès, lettres et documents disparates ou inattendus (cheveux de Louis Michel, poignard gravé par Goya). Les achats et les donations qui s’accumulent depuis 1935 forment désormais une impressionnante collection d’œuvres et de traces du passé. L’équipe scientifique ne s’interdit pas les mises en scènes de l’Histoire, telle la reconstitution de la chambre d’Hô Chi Min à Paris ou d’une cellule de prisonnier pour une exposition.

Le Musée de l’Histoire vivante, installé dans une belle maison bourgeoise au milieu d’un parc arboré de la ville de Montreuil, permet également d’accéder à différents ateliers d’histoire, pour les scolaires comme pour les adultes, en référence aux collections ou aux expositions présentes. Ces ateliers sont l’occasion de voir les documents originaux et de les manipuler. Gilbert Schoon rappelle que lors d’une visite nocturne lors de la Nuit des Musées, il avait montré les sabots du résistant Lucien Sampaix, encore tachés de sang. Conçu pour être un entrepôt/bastion de la mémoire ouvrière, ce musée est à la fois un centre d’archives du mouvement ouvrier, un lieu d’exposition et un centre de référence historique dont la pédagogie, relève de la responsabilité d’Hélène Aury.

La mise en scène des expositions, dans cette maison du XIXe siècle au parquet ciré à l’ancienne, multiplie les documents présentés (cartes postales, affiches, outils, objets usuels etc.). Attentif à la matérialité des documents présentés, le musée diversifie aussi les approches des publics qui, citoyens ou scolaires, peuvent être guidés gratuitement selon leurs thématiques de recherche. L’exposition 1848 et l’espoir d’une république universelle, démocratique et sociale , conçue en 2018 pour l’anniversaire de mai 1968, a servi de fil conducteur à l’exposé d’Hélène Aury qui a conscience d’aider les enseignants d’Histoire dans la découverte du passé contemporain. Cette conscience se renforce de la déshérence de la connaissance du passé, travestie par les jeux vidéo ou les anachronismes de la vie politique. Pourtant les anniversaires historiques sont régulièrement mis en scène par les musées et les colloques : Révolution française, 1848, mai 1968… Ce 23 mars 2019, une nouvelle exposition ouvre ses portes pour neuf mois : #Ouvriers/ouvrières, autour d’une scénographie renouvelée par l’équipe qui en a conçu la recherche.

De ce fait, ces exemples et les dialogues qui les ont complétés, posent avec acuité la question de la conservation et de la familiarité du public avec les œuvres et les objets du passé. La confrontation attentive des exposés des spécialistes invités met en évidence les fluctuations culturelles des formes spécifiques de la mémoire collective : période des lettres aristocratiques, ère des statues républicaines, essor d’une ethnologie muséale des objets symboliques.

Et demain ? Sans négliger leur valeur d’influence (voire de conditionnement de la pensée), notre récente attention aux objets correspond à une forme humaniste de résistance au virtuel, qui demeure une mise en scène sans odeur ni relief de l’intime et du collectif. C’est en ce sens que ces démarches de reconnaissance des choses anciennes (même si elles nous semblent outrancières ou ridicules), portent en elles le respect des générations futures, celles qui ne connaîtront majoritairement de l’écrit que le clavier des tablettes et qui, peut-être auront oublié l’odeur de la cire et la froideur du bronze.

                                                                                             Sylvie Dallet


[1] J. Lalouette,  Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes (France. 1801-2018)[1], Paris, éditions Mare et Martin, décembre 2011, 604 pages, 264 photos in texte. 

[2] Alexis de Tocqueville De la démocratie en Amérique, 1835- 1840 et L’ancien régime et la Révolution, 1856.

[3] André Jardin, Alexis de Tocqueville 1805-1859, 1984, réédition  Poche – 11 mai 2005

[4] Nathalie Heinich, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique. Paris, Gallimard, 2005, 370 p.

[5] cf Wikipedia: Les premières gravures représentant Le Serment du Jeu de paume n’apparaissent qu’en 1790, date qui voit David convaincre la ciété des Amis de la Constitution (le club des jacobins) de lancer une souscription nationale pour financer la réalisation d’un tableau sur cet événement fondateur de la Révolution française. Le peintre expose un dessin (à la plume et encre brune) de son futur tableau dans son atelier du Louvre en 1791 mais ne peut poursuivre, faute d’argent, car la souscription ne recueille que 10 % de la somme attendue. 

[6] Maurice Agulhon, Esquisse pour une archéologie de la République. L’allégorie civique féminine, Annales Économies, Société. Civilisations. janvier-février 1973,  pp5-37

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