28ème rencontre : Le vent se lève, 28 avril 2011

Le Vent se lève, partons ensemble

 

 

Les réunions « Créativités & Territoires » sont l’occasion d’un partage d’expériences et de savoirs latéraux, connexes, obliques et pour cela, pour bien comprendre ce qui se joue, nous prenons notre temps de dialoguer ensemble sur deux-trois heures de l’après-midi. Le dispositif collectif de la rencontre dans des lieux originaux suscite à lui seul les colorations multiples et les réponses des uns et des autres, en situation, parfois inédites, de confiance. Cette écoute à multiples niveaux est pour nous primordiale.

 

Le principe de la conférence longue est donc peu adapté à nos rencontres Plate-Forme, dispositifs souples mais attentifs aux savoirs multiples qui s’expriment dans un lieu et en combinatoire avec lui. C’est cette porosité de l’espace, ce « génie du lieu » et des personnes qui l’animent (ou qui en investissent les potentialités), des interstices créatifs qui constitue l’originalité de nos rencontres et la chaîne égalitaire qui constitue ce « work in progress » de nos compétences liées. Ces compétences mises au pot commun une fois par mois en moyenne, permettent une grande fluidité des échanges extérieurs : chance pour nous, nous disposons de 29 voire 30 autres journées pour entreprendre et rêver les actions, dont nous déposerons à la Plate-Forme l’essence collective ou le morceau qui nous préoccupe.

 

La Plate-forme nationale travaille donc comme un club d’influence un peu particulier qui coopte souplement des intervenants dont la parole, convergente ou contrastée, peut amener des responsables territoriaux à intégrer des pratiques innovantes, des chercheurs à démultiplier leurs démarches de cohérence en intégrant le paradigme de la créativité et des citoyens et des artistes engagés et/ou associatifs à se ressourcer dans un cercle de bienveillance (laissons la vertu, pour l’instant, de côté… ).

 

Nous avions nettement perçu Sous le Vent de l’art brut, en mars dernier, un cercle de poètes et d’universitaires affûter leurs plumes pour nous rééquilibrer vers l’écrit.

 

La 27ème réunion du Vent se lève s’est placée le 28 avril 2011, sous le signe du théâtre et de l’économie, une alliance inédite qui peut, à l’avenir (un autre vent debout), nous faire réfléchir ensemble. Apollon, dieu des arts et père sauvage de la médecine, n’est-il pas un dieu Zéphyr, un Vent-loup ? Le dispositif de la salle avait évidemment changé : de la grotte turquoise où nous étions alignés à la Halle Saint-Pierre (CR 26ème rencontre), nous nous sommes placés sur des chaises en cercle sur l’espace noir de la scène du théâtre de l’Impossible, comme de graves chevaliers de Table Ronde. Chevaliers de l’ombre, désormais sans table mais non sans quête, illuminés par cet écran blanc qui scintille, cette projection lumineuse qui, de 1895 (naissance du cinéma) à 1975 (invention de la calculette numérique) a habitué les hommes à contempler leurs vies sur un écran rectangulaire, puis en auréole scintillante et carrée : la démonstration numérique, qui a supplanté les procédures analogiques avec le XXIe siècle, repose la question de l’être dans ses prothèses et ses projections. Voici quelques semaines, des ethnologues ont soumis à l’Agence nationale de la Recherche un beau projet relatif aux « petits êtres », ces objets minuscules qui bousculent ou rigidifient nos postures, par les cadres minuscules qu’ils façonnent à notre insu. Les pixels informatiques, organisés en colonnes militaires, induisent le raisonnement macro-mathématique car ils en modélisent notre quotidien, comme les corps et les gestes travaillent notre approche du terrain. Cette approche sensible, maladroite ou habile, est bien « affaire de goût » comme en cuisine, bien loin de la théorie de la « main invisible « d’Adam Smith, un des pères de l’économie classique.

 

 

Nous étions donc à la fois des géants (conviés à comprendre l’Economie planétaire) et des hobbits (obstinés à sauver l’humanité et à noyer l’anneau maléfique du pouvoir) de ce théâtre peu banal, ce « Tiers lieu ». Cet espace n’est « pas le travail ni la maison« , tel que le définit son capitaine, le metteur en scène et enseignant au CNAM (encore une fois cité pour être à la pointe des conduites de projets de société innovants, grâce à ses personnes), Jean-Pierre Chrétien Goni. En effet ce lieu, loué à la Mairie de Paris mais entièrement réhabilité par ses occupants, se dévoue aux créations de la marge et du handicap, autour d’une pensée qui réconcilie l’humain avec l’expérience la plus porteuse d’enseignements car elle n’est pas dans la norme médiane, celle qui n’existe que dans les statistiques. De fait, malgré ses stages (toujours attractifs) ses pièces de théâtre qui drainent un public enthousiaste, ses rencontres multiples avec des personnes sans étiquette qui trouvent ici un lieu neutre et ouvert, le Vent se lève vit de ses travaux et reçoit très peu de subventions culturelles ni sociales, alors qu’il ne désemplit pas. Est-ce un lieu amateur, un espace professionnel, un lieu social ? le Vent se lève vient d’accueillir douze garçons en peine-aménagée autour d’un stage qui allie son, image et mouvement. Il travaille depuis deux ans avec l’hôpital psychiatrique de Gonesse. Cette ancienne imprimerie de 450 m2 n’entre dans aucune catégorie classique, ce qui la prive de subventions publiques, alors qu’elle inspire et qu’elle accueille des personnes en mal de travail, d’argent, de confiance de soi à qui elle redonne des forces qui forgent une culture. De quoi repenser en urgence les normes et y introduire cette part d’imaginaire qui constitue les lieux flottants, où le possible guidé par la lanterne de l’art, se fraie un petit chemin dans les « espaces de la difficulté ». Faire se déployer entre l’art, la culture et la politique ce lieu qui survit comme un vrai lieu de vie et de création (ce qui est presque synonyme) suppose des discussions complexes avec les ministères et doit donc se heurter aux cloisonnements d’expression qui correspondent aux nomenclatures que le XXe siècle a mises en place. Au XXe siècle, les sources de l’information ont tellement évolué que les espaces-temps se télescopent sur des lieux refuges comme celui-ci. En fait, comme au Théâtre des Minuits (CR 20ème rencontre), l’espace d’expérience est aussi espace de partage de l’invisible et de l’immatériel.

 

À l’inverse, et c’est sans doute ce qui a stimulé les controverses de cette réunion, l’économie mondiale apparaît de plus en plus comme le fruit exponentiel de la convergence annoncée des technologies de l’informatique, des télécommunications et du monde des médias, oblitérant les systèmes multiples des marchés des quartiers. Nous sommes à la fois à un tournant de la compression numérique des données et au paradoxe de la contestation des grands nombres, particulièrement de ceux qui concernent la discipline sociale et mathématique, cette économie qui n’est jamais le seul sésame de la caverne des richesses. De fait, l’économie, quand elle se hasarde au-delà du cercle familial où des complexes échanges territoriaux, s’affiche de plus en plus auprès de l’opinion publique comme un monstre froid, dont les orientations quantitatives et monétaires sapent, parfois sans l’avoir désiré, les micro-échanges des organismes créatifs qui forment le tissu de nos existences : échanges familiaux, commerces de proximité, agriculture de jardin, dialogues en humanité.

 

L’économie mondiale telle qu’elle s’exprime sous ses injonctions modélisantes, ne s’embarrasse pas de qualité et nie l’immatériel (selon la démonstration que nous en a faite Claude Perigaud, hostile à la myopie monétariste). L’Economie comme grand Satan (« la monnaie hypnose »), nouveau visage de l’idéologie capitaliste (tragédie des biens communs, économie de l’offre, théorie des jeux, mépris du capital humain) fournit pourtant matière à mille contestations internes : microcrédit innovant, principe du pollueur-payeur, théorie de l’utilité escomptée.

 

Le chercheur indépendant Claude Perigaud nous a présenté une solution de substitution à la paupérisation et au malaise, basée sur un superlogiciel (coût : 2 millions d’euros) mis au point avec son associé Jean-Louis Minéo (ingénieur et psychothérapeute) et qu’il a, semble-t-il, testé sur une école créative d’entrepreneurs à Nanterre. Cette expérience, arrêtée en matière d’éducation prolonge son esprit dans une Maison des cultures artisanales également basée à Nanterre. Si cet effort pour sortir de la crise, paraît louable, axé sur des logiques triades et ternaires qui permettent le mouvement (bio monnaies, bio comptabilité, «bioconomie» ) , par contre l’exposé pour enthousiaste qu’il soit et plein de trouvailles sémantiques (créer la « débutance » contre la « finance », la comptabilité comme simple « rétroviseur») , pêche par ses procédures de fusion hors sol : il fonctionne paradoxalement sur le principe de « destruction créative » défini par Schumpeter (1983-1950) qui détruit ce qui est démodé grâce aux avancées technologiques et aux inventions innovantes. Cette progression linéaire de la « course vers le bonheur » par le dépassement continu de l’obsolescence, donne l’image d’une ultra-solution révolutionnaire (telle que la définissait l’école de Palo Alto « comment réussir à échouer, trouver l’ultra solution ») parce qu’elle fonctionne en s’opposant, sur un mode de transcendance unifiée, axé sur le « respect des sciences », en enjambant les usages, les mémoires, les fragilités d’adaptation des êtres humains. Comme se plait à le rappeler Dominique Doré, l’expérience des AMAP sur tout le territoire national, de la « soupe aux cailloux » à Nanterre des achats de parcelles sur Saclay, des initiatives d’éco habitat groupé relèvent de micro expériences réussies qui ne nécessitent pas le feu vert de la haute fonction publique pour exister.

 

 

Dans cette perspective Jean-Pierre Chrétien Goni, repose comme beaucoup d’entre nous, le questionnement de l’évaluation, entre les grandes formes, les nomenclatures efficientes et les expérimentations ouvertes. « La mesure du non » est une philosophie : « l’humanité ne va pas de soi, c’est un arrachement ». « Le Tiers, c’est aussi le témoin ». De fait, Dominique Eloïse (Iris, Créa-France) a rappelé la difficulté française à faire évoluer ses critères d’évaluation qui restent prioritairement des mesures de Temps, lui-même temps à l’aune des technologies, alors que l’adaptabilité des créatifs au terrain et à ses invisibles racines, fait qu’ils sont plutôt des défricheurs d’espaces, dans une dynamique d’association et de prospective qui résistent aux critères binaires de la surveillance classique. Il me semble que la bonne gouvernance, sur cette dernière remarque, serait de déplacer les mesures d’évaluation vers une éthique à multiple satisfaction. Qu’est ce qui contribue au bien commun ? N’est-ce pas le multiple usage de l’objet ? En société comme dans l’inconnu, le complexe qui guide le simple et non l’inverse. L’expérience de Dominique Eloïse, gestionnaire de formation, a développé également des observations liées à la Martinique pour les services à la personne en monde rural et une expérience de troc de services à Marseille. De même Gisèle Bessac a rappelé les initiatives de la « Maison Ouverte » qui ont tourné court auprès de la mairie de Paris, pour essaimer de façon plus concrète auprès de municipalités de provinces, confrontées à la désertification médicale et à l’isolement des personnes dépendantes. Ce qui s’engage en ce XXIe siècle qui commence, c’est la coexistence au sein des Etats, de plusieurs espaces-temps communautaires, producteurs de richesses et de modes d’organisation complexes. Nous traversons aujourd’hui des modes de pensée de la Renaissance, de l’ère industrielle et du Moyen-Age, coincés entre la réalité augmentée d’Avatar et la détresse du petit éleveur auvergnat. Il ne faut donc pas s’étonner que soumis à des « solutions » qui feraient fi de ces temporalités différentes, le « meilleur des mondes » reste du territoire de l’utopie- idéologie au sens où Spinoza la contestait. L’uniformisation numérique qui bouscule nos perceptions analogiques millénaires nécessite un retour d’équilibre qui ne doit s’attacher qu’à la complexité du terrain. Pour cela la notion de territoire apparaît comme un ancrage aux « mondes flottants » de l’économie planétaire. Nous sommes à la fois des hybrides de la métamorphose du « Tout – Monde », selon le terme de l’essayiste guadeloupéen Edouard Glissant (qui adopte également le terme de « créolisation » de la pensée) et des chasseurs-cueilleurs de la Préhistoire.

 

Supprimer un système économique pour en instaurer un autre, dans une géographie du miroir inversé, relève du règne des fins. Si une « bio » révolution doit s’effectuer, cela se fera au gré des mutations souterraines ternaires (technologies x bio x migrations) de nos sociétés européennes, des valeurs de l’éducation et des espaces émergents des créativités et donc des échanges affectifs liés au bien-être. Cette complexité de modifications simultanées peut se trouver facilitées par des communautés de recherche et des lieux d’accueil propices aux expériences, comme les clairières défrichées par les moines du Moyen Age ou les trappeurs du Nouveau Monde, c’est-à-dire des producteurs communautaires, des missionnaires ou des aventuriers. Mais il semble que l’arrivée du risque dans la société française prend à contre-pied les propositions multiples de timonerie créative, qui pourraient expérimenter en local des usages transposables à différentes échelles – ou pas. La société française, autrefois « bloquée », aujourd’hui modélisée autour d’un patrimoine culturel identifié par un tourisme de masse, perpétue des arêtes idéologiques qui freinent « la tectonique des cultures » (Yassir Yebba) qui s’opère sur le terrain. Albin Sainte-Cluque, qui avait fondé en son temps un « Center for economic research » a raconté l’épisode de la gare de Lusignan, dans une mobilisation publique pilotée naguère par Jacky Denieul. La population de la cité s’opposait à la suppression de la gare, parce que le chef de gare rendait un nombre appréciable de services extra-ferroviaires. Détecter le rôle de cet homme, comme lien ne pouvait être compris des cadres des chemins de fer et a suscité toute une enquête diligentée par Jean Pierre Raffarin en tant que président de région, qui a repositionné les enjeux du conflit dans une dimension individuelle et de société qui allait au-delà de la demande SNCF. De même, Aimé Cesaire a pu garder à Fort de France un système d’autobus efficaces et peu coûteux, en les confiant à des petits conducteurs – propriétaires qui, grâce (ou malgré) une gestion des transports aléatoire et affective, se sont débrouillés avec la confiance des populations locales. Et sans l’aide des subventions métropolitaines. Lusignan, la ville de Mélusine paraît soudain proche de Port de Prince, la ville du poète.

 

Samuel Douette (centre des jeunes dirigeants d’entreprise et Sup de Co Rochelle) nous a relaté les durcissements inattendus d’enseignants du supérieur, sollicités par des business modèles « Des entreprises et des hommes ». Pour réfléchir aux potentialités négligées des sciences humaines dans le monde de l’entreprise, un consortium inédit réunit désormais en cellule de veille, des fonctionnaires des universités de Marne la Vallée, de Paris 13, de Saint Etienne avec des cadres des grandes entreprises, comme L’Oréal, Auchan ou Danone. Ces multinationales portent une nouvelle attention aux qualités d’écriture structurée des étudiants. En province, Cora Klein (Alsace, Communauté de communes, section Jeunesse) a rappelé que pour les adolescents comme pour toute la société, « l’intelligence collective se vit » à travers des espaces – temps spécifiques. Angelo Ferlazzo (historien et consultant) a évoqué une expérience qui lui a laissé un souvenir amer : faire se rencontrer sur ce principe d’un espace-temps dédié, 5000 jeunes de Lyon avec 5000 jeunes de Marseille dans les Alpes du Sud. Un élu frontiste des Alpes du Sud s’y était opposé par crainte de la mixité sociale et le projet collectif avait échoué. Il arrive que dans les provinces, sous la pression de potentats locaux et en l’absence de concertation mesurée, les projets les plus généreux échouent, alors que leur conception collective semblait bien architecturée.

 

De fait, après avoir humilié durant des années les « sciences molles », pour qualifier prioritairement les sciences « inhumaines », le plus souvent porteuses de la valeur- machine, l’équilibre commence à revenir entre les professions de l’ingénierie et les sciences humaines, via la biologie et la philosophie. Cependant, ce retour ne va pas sans surdités réciproques : défiances du patronat pour les « littéraires », pourtant mieux armés que quiconque pour rédiger, synthétiser, comprendre des niveaux multiples d’énonciation et crainte passéiste de certains enseignants du supérieur qui accusent les entrepreneurs de détourner « leurs » étudiants façonnés à la glose écrite vers des métiers de médiation audiovisuelle, dans des configurations hybrides d’équipe où le magistère traditionnel, ne se reconnaît plus. À l’inverse, c’est bien à des comédiens inspirés que France Télécom fait aujourd’hui appel pour redonner confiance à ses équipes démotivées par une hiérarchie, qui traitait son personnel comme un parc informatique.
Pourquoi ne pas faire appel à des griots ou à des philosophes tel que Spinoza, pour réfléchir à la joie de la création ? Le Quai Branly attentif à renouveler son public pour l’exposition sur les Dogons a invité des associations maliennes à s’exprimer sur l’exposition et entame une tournée d’information sur les marchés de Montreuil-sous-Bois… Avec des conteurs, des musiques et des images.

Sylvie Dallet

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