Trente ans avant…. dehors, la vie, la mort

Cinquième épisode du récit de Marie-Paule Farina, qui, d’enseignante en philosophie en Centrafrique, nous relate ses souvenirs aiguisés. Où il est question des familles africaines, du prix d’un cochon, d’une morsure humaine…

V- DEHORS… LA VIE, LA MORT

En fait, dois-je l’avouer, nous avons toujours été très casaniers et cette année-là, notre maison et notre terrasse sur le fleuve suffirent à notre bonheur. Nous continuions à être chouchoutés par nos amis et leurs enfants. Karim faisait la tête à sa mère si elle ne l’amenait pas tous les jours, à la sortie de l’école, passer une demi-heure avec Raymond pour lui raconter sa journée. Hêv, Sev, Cîhan et Océane nous nourrissaient de récits et de gâteaux qu’elles avaient faits elles-mêmes. Nous ne sommes jamais allés ni voir les petits éléphants de forêts au Sud en territoire Pygmée, ni n’avons pris l’avion pour voir dans la réserve du Nord grands éléphants, lions et autres animaux fabuleux mais les enfants y étaient allés deux fois, une fois avec l’école française, une fois avec leurs parents et leur émerveillement était assez communicatif pour nous donner l’illusion d’y être allés avec eux.

Sur cette terrasse, à l’ombre de l’immense flamboyant, nous passions tous nos moments de libres, nous y mangions, y lisions, écrivions, préparions nos cours, corrigions nos copies, recevions nos amis et nos enfants, accompagnés le plus souvent par Mozart et le rire mi comique, mi tragique du martin chasseur blanc, noir et turquoise que nous apercevions toujours au sommet d’un arbre proche. Parfois un calao noir passait ou un merle métallique dont la flèche bleue traversait le ciel de manière si rapide qu’il nous semblait l’avoir rêvée mais nous étions surtout fascinés par les veuves. Je ne sais si nous avions bien identifiés dans le « guide des oiseaux de l’Ouest africain » qui devint notre Bible,  « ces oiseaux beiges et noirs, de taille moyenne, remarquables non par leur chant ou leur cri dont je ne garde aucun souvenir mais par la très longue queue des mâles et par ce que je ne peux voir autrement que comme un comportement ludique ou amoureux. »

Partis du sommet du flamboyant, ils se laissaient tomber, dans une sorte de jeu suicidaire, en faisant une suite de roulé-boulé et en formant, quasi attachés les uns aux autres, une longue chaîne qui semblait devoir s’écraser au solmais que l’oiseau parvenu à cinquante centimètres du sol interrompait toujours en s’envolant au sommet de l’arbre pour participer à nouveau à cette dégringolade collective.

En saison des pluies, le ciel parfois s’emplissait de nuages épais et bas, devenait d’un coup incroyablement noir et là, après un moment de calme et de silence qui chassait du fleuve toutes les pirogues et que nous mettions à profit pour rentrer à toute vitesse nos affaires à l’intérieur, un coup de vent tout droit sorti d’une bouche jupitérienne soulevant des vagues sur le fleuve comme s’il avait été une mer, soufflait quelques longues minutes pour annoncer les trombes d’eau dont il était suivi.

Mais sur notre terrasse nous n’étions pas seulement au spectacle de la nature, sur la route, en contrebas, du monde passait.

Nous avions déjà vu, rue Boganda, quelques défilés de fêtes officielles mais c’est notre terrasse qui nous permit de découvrir le goût immodéré des Centrafricains pour les défilés et les uniformes surtout religieux. Défilés de sortes de petits scouts de toutes obédiences protestantes ou catholiques, marchant au pas et chantant des cantiques, portant leur casse-croûte sur le dos pour se rendre en pique-nique à l’extérieur de la ville et utilisant souvent leur baguette de pain pour mimer, dans des éclats de rire, de grands sexes dont ils se menaçaient. Nombreux défilés, pétant de couleurs, de femmes plus qu’épanouies drapées dans d’immenses robes couvrant soigneusement leurs jambes et même leurs pieds mais aux manches et au décolleté assez larges pour, en tombant, dévoiler une épaule ou le début d’un sein. Le mari de la collègue de sports était ingénieur dans l’usine de tissus locale et nous avions vu, en visitant l’usine, les machines fabriquant les mètres et les mètres de tissus couverts des médaillons à l’effigie de Kolingba ou de Jésus ou de la vierge Marie ou des slogans politiques, religieux, agricoles du moment qui servaient pour ces défilés.

Aussi nombreux si ce n’est plus, les camions à l’énorme benne à hauts bords remplis de passagers debout, collés les uns contre les autres, allant de la ville au cimetière enterrer un des leurs. Si, en Europe, avait pu se construire l’illusion d’une nature que Dieu aurait créée pour les hommes, ici, le passage de chacun de ces camions semblait vouloir nous appeler à plus de modestie. Peut-être appartenions-nous finalement à une espèce superflue qui pourrait disparaître de la nature sans rien ôter à sa beauté ?

Passaient aussi, allant dans l’autre sens, des femmes à l’épaule nue et au port de reine, ayant toutes sur la tête d’immenses cuvettes de métal emplies de légumes ou de fruits qu’elles portaient tous les matins de leur champ ou de leur pirogue au marché.

De notre maison, nous avions aussi d’autres perspectives sur le monde extérieur.

Un matin, très tôt, prenant seule, dans la cuisine, mon premier café (un Robusta centrafricain que j’aimais beaucoup) je vis, par la fenêtre, qu’à l’avant du vieux 4X4 du pasteur stationné dans son jardin en contrebas il y avait un homme assis, immobile et que je voyais de dos. Je pus boire tout mon café, debout, sans qu’il effectue un quelconque mouvement et d’un coup s’imposa à moi une certitude, cet homme était mort et sous ma fenêtre attendait que quelqu’un se réveille pour s’occuper de lui. Dans ce matin clair et tranquille sa présence était si incongrue que je mis un certain temps à me décider à réveiller Raymond pour qu’il confirme mon impression. Cette nuit-là, le pasteur était rentré de brousse où il était allé chercher le corps d’un de ces collègues missionnaire mort de je ne sais quoi. Toute la journée, nous entendîmes le bruit d’une scie électrique, il fabriquait rapidement le cercueil de cet homme mort bien loin de son pays natal tandis que sa femme, sur sa machine à coudre, cousait le petit matelas et l’oreiller à volants de satin blanc dans lesquels il serait mis en bière et expédié chez lui dans l’état du sud ou du nord des États Unis qui lui avait donné naissance. Quelques mois plus tard, le pasteur et sa femme, atteinte par la si redoutable forme neurologique du paludisme résistant, durent eux aussi accepter un rapatriement sanitaire et quitter cette Centrafrique à laquelle ils étaient liés depuis bien longtemps.

Par contre, il me fallut aller dans la salle de bains pour voir, un matin où j’étais seule à la maison, où avait bien pu aller André absent depuis si longtemps que je soupçonnais un problème et problème il y avait effectivement. Pour avoir la paix et un peu d’intimité, nous payions André à temps plein mais lui demandions de ne venir ni les après-midi, ni le week-end et en contrepartie nous lui donnions de l’argent pour qu’il prenne ses repas à l’extérieur, l’arrangement fonctionnait bien et André prenait aussi une petite récréation en milieu de matinée pour aller blaguer et peut-être boire avec Vincent, face à la porte d’entrée, du côté colline et forêt de la maison. Naturellement jamais ni André, ni Vincent n’auraient admis l’existence de cette récréation, aussi tous les matins où j’étais présente, le plus sérieusement du monde, André me disait : “Maman, est-ce que je peux aller faire mes besoins ?” et tout aussi sérieusement je lui répondais pour que l’honneur soit sauf, “bien sûr André”, mais il ne passait jamais plus d’une demi-heure dehors en palabres et là, une bonne heure après, il n’était toujours pas là.

Bon, quittant la terrasse, j’allais donc dans la salle de bains et à ma grande surprise vit, par la fenêtre, de l’autre côté du chemin, André portant difficilement par l’anse, notre seau en plastique vert sur le dessus duquel trônait une tête de cochon noir. Je me précipitai à l’extérieur où, surpris en flagrant délit mais de je ne savais quoi, André et Vincent, têtes basses, improvisèrent, dans l’urgence, une de leurs fables habituelles et me demandèrent sans plus d’explication de garder au frigo, sans préciser si c’était pour eux ou pour moi, une jolie cuisse du cochon qu’ils venaient de découper et allaient transporter je ne sais comment chez l’un ou chez l’autre. À midi, Raymond, très mécontent, me dit qu’ils avaient acheté mon silence avec une cuisse de cochon et que j’étais maintenant impliquée jusqu’au cou dans leur histoire, ce qui, je dois l’admettre n’était pas tout à fait faux, mais que ne ferait-on pour une jolie petite cuisse de cochon au four que nous mangeâmes avec autant d’appétit l’un que l’autre avec des amis.

Rassemblant, de bric et de broc, des informations, nous pûmes un peu plus tard reconstituer toute l’histoire en la reliant à un petit voyage que, quelques jours auparavant, Vincent avait effectué, toujours dans son bel anorak, avec nous. À sa demande, nous l’avions déposé, en allant au lycée, place du marché où il nous avait dit descendre pour acheter du câble de frein de mobylette, Vincent n’avait pas de mobylette et devant notre étonnement nous avait dit l’acheter pour clôturer son petit champ et nous avions été assez sages pour faire comme si rien n’était plus normal que d’acheter du câble de mobylette pour clôturer un champ et l’avions ramené à midi avec, effectivement, du câble de frein de mobylette. En fait, Vincent en avait assez qu’une truie venant du quartier du bord du fleuve, monte de manière régulière manger son manioc en écrasant ses tomates, aussi avait-il décidé après avoir demandé en vain à son propriétaire de la garder chez lui, de lui tendre un piège et pour cela avait fabriqué un collet en solide câble de frein, attaché à un bâton planté dans le sol auquel, un matin, elle se retrouva pendue. Il avait prévenu je ne sais comment André de sa prise et je les avais surpris au moment où, ayant découpé la truie, ils la transportaient dans un endroit discret pour que ne subsistent aucune trace de leur forfait. Le propriétaire de la truie ne la voyant pas revenir avait accusé Vincent auprès du chef du quartier de l’avoir fait disparaître et là le chef du quartier, aussi sage qu’un Salomon antique, après avoir organisé une réunion des parties adverses, avait rendu ainsi sa sentence : “Collo Vincent, à combien évalues-tu le préjudice qu’a occasionné cette truie ?” et après que Vincent ait donné son chiffre, “X (je n’ai jamais su le nom de l’autre homme), peux-tu payer cette somme ? Non, alors il te faut donner à Collo Vincent, à titre de compensation, la truie qui a occasionné ces dégâts (truie qui, bien sûr, était depuis bien longtemps transformée en gigots et brochettes.)” Et, grâce à la justice la plus traditionnelle et la plus intelligente que j’ai jamais vue à l’œuvre, un conflit qui aurait pu se terminer par une mort d’homme se termina à la satisfaction de tous et sans que j’ai à regretter de m’être laissée acheter par mes deux larrons.

Si j’ai pu donner l’impression que les scènes auxquelles j’assistais et parfois participais avaient plus à voir avec un répertoire de vaudeville que de tragédie c’est parce que la plupart du temps je ne saisissais pas leurs implications et le risque de mort qui, toujours, servait d’arrière-plan  à la pièce. Le jour où André me donna à lire une lettre de son beau-frère, la première chose qui me vint à l’esprit c’est que la lettre n’était pas un mode de communication indiquant un rapport de pouvoir et de domination et cela me fit plaisir, peut-être est-ce ce plaisir qui troubla mon jugement mais je ne crois pas. André m’avait demandé de lire cette lettre pour pouvoir éventuellement témoigner du fait que son beau-frère lui avait fait transmettre une lettre le menaçant de mort. Je lus et relus attentivement cette lettre et rien dans son contenu ne me parut constituer une menace. Il demandait quelques nouvelles de la famille et de sa santé et donnait, me semble-t-il, des nouvelles de la sienne. Je promis à André que si c’était nécessaire je dirai qu’il m’avait porté cette lettre et dirai aussi de manière précise quel était son contenu, j’essayai surtout de le convaincre qu’il s’inquiétait sans raison mais n’y parvins pas car, me dit-il, il avait laissé au chef du quartier la preuve du danger qu’il courait : la feuille d’une plante connue de tous, mais pas de moi bien sûr, pour être un poison violent que son beau-frère avait joint à la lettre qu’il lui avait fait remettre. 

Deux jours plus tard, il arrivait, couvert de poussière et de sang :son beau-frère l’avait agressé dans le chemin près de la maison et lui avait, avant de s’enfuir, quasiment détaché le pouce de la main en le mordant. Complètement effarés, nous l’avions laissé à la maison avec Vincent et tout ce que nous avions comme désinfectants et pansements pour aller demander au pharmacien la conduite à suivre en cas de morsure et avions été encore plus effarés par la première question du pharmacien qui avait l’air évidente pour lui : morsure humaine ou morsure animale ? En cas de morsure humaine, pas de piqûre contre la rage mais uniquement des antibiotiques, une piqûre contre le tétanos et des pansements à renouveler. Peut-être l’arrivée de quelqu’un sur le chemin, peut-être la peur des témoignages conjoints du chef du quartier et de moi-même avaient-ils empêché son beau-frère d’aller plus loin mais qu’André ait sauvé sa peau ne suffisait pas à faire disparaître mon sentiment de culpabilité. Je ne sus jamais quelle était la cause du ressentiment de son beau-frère contre lui mais je soupçonnais que le changement que nous avions introduit dans sa vie en doublant son salaire en était la cause.

Jamais ce soupçon ne m’aurait même effleuré si Alphonse, le sérieux Alphonse amoureux de sa femme qui venait de lui donner un enfant, n’était venu à son tour, complètement désespéré, nous porter une lettre nous demandant de lui faire l’avance d’une somme assez importante, correspondant me semble-t-il à trois mois de salaire, pour racheter sa femme et son fils. Ses beaux-frères les avaient enlevés en son absence et ramenés au domicile de leur famille parce qu’ils se considéraient comme lésés par le contrat de mariage qu’ils avaient conclu, un an auparavant, avec Alphonse et qui se basait sur le salaire qu’il touchait à l’époque et non sur le salaire que nous lui versions aujourd’hui dont ils avaient appris, j’espère par la rumeur publique et non par leur sœur, le montant.

Nous comprenions enfin qu’une société matrilinéaire comme celle que l’on trouvait le long du fleuve n’était pas, comme nous l’avions cru naïvement, une société accordant aux femmes plus de pouvoir mais une société où, simplement, ce n’étaient pas les maris et les pères qui étaient tout puissants,  mais les frères et les oncles du côté maternel.

Alphonse eut son avance, pleura de joie en nous remerciant et en nous disant que nous lui sauvions la vie en lui donnant un argent que même son père lui avait refusé. Comment lui dire que cette somme énorme pour son père et pour lui-même était comme son augmentation de salaire bien peu de chose pour nous ? Comment dans ces conditions ne pas se sentir mal à l’aise, pour le moins mal à l’aise, en se donnant si facilement bonne conscience alors même que sans le vouloir et sans le savoir  nous déclenchions des drames ? Comment dans ces conditions ne pas comprendre nos élèves, nos amis, rêvant de conquérir un peu de liberté en quittant leur famille et leur pays ? Comment ne pas se dispenser de porter un jugement sur les ministres et les cadres africains dont nous voyions tous les jours, dans la ville, les cours et les jardins envahis par les dizaines et parfois les centaines de frères, sœurs, cousins, cousines, des proches aux plus lointains, venus camper et se faire nourrir, sachant les menaces pesant sur ceux assez courageux pour refuser catégoriquement de privilégier leur famille, leur clan, leur tribu ou leur église au détriment de tous les autres?

« Familles, je vous hais », oui j’ai pensé cela très fortement en Centrafrique. Bien sûr, j’ai éprouvé d’autres révoltes, bien sûr je ne comprenais pas que ce soit le colonel Mansion émargeant au budget français du SDECEqui dirigeât la garde présidentielle du président Kolingba, tous les jours sa femme emmenait en voiture au lycée le fils du président que j’avais comme élève en sixième et sa fille que j’avais en terminale sans que quiconque trouvât cela surprenant. Bien sûr, le fait que quelques années plus tard un autre président renvoie tout ce monde pour s’entourer d’une garde libyenne, je crois, ne pouvait être considéré comme un progrès, bien sûr je ne savais pas et ne sais toujours pas ce qu’il convient de faire pour que quelque chose change en Centrafrique ou ailleurs mais comment ne pas être envahie par une immense tristesse quand on voit la nature et les hommes s’allier à ce point pour broyer, avec une indifférence totale à leurs souffrances, les rêves et les désirs de tant d’hommes et de femmes ?

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