Un exemple de mythanalyse : la tour de Babel et le mouton imaginaire

Selon Hervé Fischer, la mythanalyse se définit comme une tentative « de repérer et de déchiffrer les mythes qui déterminent les imaginaires sociaux d’aujourd’hui […] pour expliquer [leur rôle] dans la structuration de notre image du monde et de nous-mêmes, et l’émergence des idéologies dominantes » (Hervé Fischer, 17-05-2011, http://mythanalyse.blogspot.fr/2011/ 05/definition-de-la-mythanalyse.html)

Lorenzo Soccavo & Sylvie Dallet (photo Weixuan Li)

L’Institut Charles Cros, par son séminaire de recherche international « Éthiques & Mythes de la Création », s’est associé le 23 octobre 2017 à un colloque de Mythanalyse organisé par Hervé Fischer (Québec), Orazio Valastro (Italie) et Ana Maria Pechana (Brésil). Deux chercheurs de l’Institut ont participé à ce colloque transdisciplinaire : Sylvie Dallet et Lorenzo Soccavo.
À la suite de cette journée, Lorenzo Soccavo, nous transmet pour réflexion et dialogue, la communication qu’il a donnée lors du colloque qui s’est déroulé salle des thèses de l’université Paris-Descartes, devant un public international de chercheurs. Après avoir insisté sur la définition de la Mythanalyse proposée par Hervé Fischer, Lorenzo Soccavo souhaite avancer sur les modalités d’une mythanalyse qui permettrait « d’exercer sur ses lectures une pensée critique et active, à même de renforcer individuellement sa liberté d’esprit, et comment, en retour, une telle émancipation du lecteur pourrait à son tour favoriser le développement d’une lecture mythanalytique de nos sociétés. »

« Je travaille sur ce que j’appelle : « l’espace intérieur du lecteur de fictions littéraires ».

De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de repérer ce qui pourrait permettre au lecteur de fictions de prendre conscience de la présence d’une projection de lui-même dans l’espace mental au sein duquel s’actualisent successivement les mondes imaginaires de ses lectures.

À la double métaphore bien connue du monde comme livre, et, du livre comme monde, j’en substitue une autre, librement inspirée d’un rêve que j’avais fait il y a quelques années : la double métaphore de la lecture qui sort du bois, et, du lecteur qui entre dans la forêt.

Si l’ambition de mon intervention aujourd’hui est modeste, l’ambition de cet essai est complètement démesurée.

La promesse faite au lecteur est de lui permettre de pénétrer plus puissamment dans les histoires qu’il lit, en un mot de le faire passer du statut de lecteur passif à celui de fictionaute, de voyageur dans les fictions.

En théorie la chose est simple, car elle prend Le Petit Prince comme modèle.

Aucun des moutons dessinés par Saint-Exupéry ne ravit le Petit Prince comme celui, invisible à ses yeux, que renferme la caisse qui est censée le contenir.

Mais le mouton est-il vraiment dans la caisse ou celle-ci est-elle vide ?

Pour moi ce ne sont pas là de bonnes questions.

La bonne question serait celle dont la réponse serait : c’est la caisse qui donne vie au mouton imaginaire.

La caisse c’est un fait. Le mouton, une fiction. Mais, pour le Petit-Prince, la caisse renferme cependant bel et bien le mouton et c’est cela qui compte.

L’essai auquel je travaille, provisoirement appelé « Le voyage intérieur du lecteur », devrait opérer (…) sur ce même modèle, comme une caisse qui renfermerait une méthode pour entrer véritablement dans les livres.

– En quoi la mythanalyse serait-elle concernée ?

En nous conviant, non pas à délirer, mais à dé-lire, le contexte culturel dans lequel nous sommes immergés, la mythanalyse pourrait nous apporter le recul nécessaire pour accéder à la liberté d’esprit d’un personnage imaginaire, tel, par exemple, que le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry.

– Un exemple sensible : celui de l’anthropocène

Quelle lecture mythanalytique pourrais-je en proposer ?

D’abord de quoi s’agit-il ? D’une invention culturelle, entre parenthèses (et donc en partie au moins fictionnelle), qui intègre dans notre imaginaire d’une échelle des temps géologiques – à savoir un système artificiel de classification, que des membres de notre espèce animale ont imaginé à leur échelle pour pouvoir effectuer un classement chronologique des périodes géologiques, en fonction de leur perception du temps, et pour pouvoir dater ce qu’ils ont pu percevoir ou ce qu’ils imaginent des événements survenus durant l’histoire de leur planète –, une nouvelle graduation baptisée donc anthropocène.

D’emblée, la subjectivité de tout cela est criante. L’anthropocène pourrait être définie comme la période durant laquelle l’influence des êtres humains sur la biosphère atteint un niveau tel, qu’elle laisserait son empreinte sur l’enveloppe terrestre et aurait d’inévitables conséquences, notamment climatiques.

Ainsi, les catastrophes provoquées par des forces naturelles, qui nous dépassent et sur lesquelles nous n’avons absolument aucun contrôle, seraient nonobstant les contrecoups de nos actes volontaires, un tour de passe-passe à la Jean Cocteau qui dans Les mariés de la Tour Eiffel eut ce mot : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur. ».

L’anthropomorphisme des ouragans, dotés de prénoms humains et dont l’on suit les déplacements comme l’on suivrait ceux d’une dangereuse créature, est lui aussi révélateur de notre subjectivité.

L’universalité archi-reconnue du mythe du déluge ne devrait-elle pas nous inciter à dé-lire cette construction intellectuelle qu’est l’anthropocène, pour la remplacer par une autre, davantage porteuse d’espoir ?

Toute l’agitation autour de cette invention de l’anthropocène participe simplement de notre anthropocentrisme. La mythanalyse, je crois, pourrait être un formidable dissolvant de notre anthropocentrisme, ethnocentrisme, égocentrisme.

En ce qui me concerne, pour en finir avec cette question, je ne doute pas un instant que les fourmis soient myrmécocentriques, et qu’elles s’inquiètent beaucoup et culpabilisent en se pensant responsables des déplacements tectoniques et des tremblements de terre.

L’on voit j’espère, avec cet exemple, que la pensée critique que nous pourrions développer avec la mythanalyse pourrait nous conduire à une lecture désaliénante du monde.

Quelle invention pour remplacer l’anthropocène ?

Le point crucial est pour moi la lecture, la lecture que nous faisons du monde, de nous mêmes et des histoires avec lesquelles nous nous mettons au monde. Il est donc question avant tout de langage, puisque c’est par le langage que nous structurons et formulons notre pensée, que ce soit sur cette question ou sur absolument tout le reste. D’où mon retournement maintenant vers la Tour de Babel.

Pour Clarisse Herrenschmidt, chercheur au CNRS, rattachée au Laboratoire d’Anthropologie Sociale du Collège de France :« Dans nos esprits et nos souvenirs, (je la cite), la Tour de Babel signifie la diversité des langues. Eh bien, c’est faux : c’est l’unicité de la langue qui est la cause de la construction de la Tour, c’est la multiplicité des langues qui met fin à la Tour, inachevée pour l’éternité mythique. Pourquoi avons-nous inversé le statut linguistique de la Tour de Babel ? ». Pour elle : « La Tour de Babel n’existe pas [car] jamais il n’y eut qu’une langue parmi les humains. » [source : Congrès Eurozine sur le multilinguisme et le travail en réseau, en septembre 2008 à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration de Paris : http://www.sens-public.org/article613.html].

Pour moi, puisque le mythe existe, la tour existe.

Notre attachement au contresens que nous faisons en dit long sur notre rêve d’une langue unique et d’une humanité unie.

Clarisse Herrenschmidt le remarque elle aussi, mais sans relever qu’à l’inversion du statut linguistique qu’elle souligne, correspond une absence de représentation. Sur vingt six traductions du passage de la Genèse où il est question de ce mythe, pas une seule ne parle de destruction de la tour, mais seulement de dispersion des ouvriers et d’arrêt de la construction. Sur des milliers de représentations, pas une ne représenterait clairement cet abandon du chantier. La majorité représente l’édification de la Tour et aucune sa destruction, alors que c’est la vision fantasmatique que nous avons tous en tête. Pourquoi cela ?

Mon hypothèse est que nous ne pourrions pas nous représenter la chute de la Tour de Babel parce que nous n’aurions pas le recul nécessaire pour la voir, et que, si nous n’avons pas le recul nécessaire c’est parce que nous serions dedans, dans l’expectative de l’arrêt des travaux, voire, dans la chute, dans l’effondrement du langage en nous.

Une intéressante peinture d’Hervé Fischer télescope deux mythes, celui de la Tour de Babel et celui de Sisyphe (Sisyphe au pied de la Tour de Babel). Au lieu de rouler un rocher en haut d’une montagne, c’est à la Tour de Babel que Sisyphe s’attaque. Mais là encore l’effondrement de la Tour reste refoulé dans l’irreprésentable.

La mythanalyse ne pourrait-elle pas nous permettre de prendre acte que la Tour de Babel tombe en ruine (ce serait de ce type d’effondrement qu’il s’agirait), et entreprendre de la relever par le Bibliocène, une ère nouvelle succédant à l’anthropocène par une lecture de la double métaphore du monde comme livre, et, du livre comme monde ?

L’émancipation du lecteur au fondement de la mythanalyse

La mythanalyse pourrait ainsi être considérée comme métier à détisser, si nous nous rappelons que par son étymologie le texte, du latin textus dérivé de texere, tisser, est apparenté au tissage et aux tissus, à ce qui donc relie les fils, à l’action de relier et de relire. Le texte relève bien de cette opération magique, puisque consistant à faire passer le langage de l’ordre de l’invisible (la parole), à celui du visible (l’écriture). Faire apparaître et donner une forme à partir de la seule parole est bien ce que nous faisons lorsque nous lisons.

Conclusion

Voilà donc pointés ce que nous pourrions dérouler en lignes, en vecteurs, pour déterminer en quoi la mythanalyse pourrait participer de l’autonomisation du lecteur de fictions littéraires, et comment, en retour, une telle émancipation du lecteur pourrait favoriser l’éveil d’un regard mythanalytique sur nos sociétés. Nous pouvons résumer cela en quatre grands chantiers qui, me semble-t-il, ne pourraient être que dans la concomitance :

– La mythanalyse comme dissolvant des scories anthropocentriques…

– La mythanalyse émancipatrice de la servitude volontaire, si elle parvient à actualiser et à représenter la séquence de la chute de Babel…

– La mythanalyse comme métier à détisser, à dé-lire…

– La mythanalyse comme porte d’entrée dans le bibliocène à condition qu’elle révèle le caractère fictif de l’anthropocène…

 

 

 

 

Commentaires