Trente ans avant … partir encore

« Pourquoi le passé devrait-il se soumettre à nos oppositions étriquées et pourquoi devrions-nous interdire aux enfants d’y interpréter tous les rôles du répertoire humain ? » Cette remarque tisserande de Marie-Paule Farina symbolise le lien entre son expérience et la bienveillance de son écriture. Les peines se lisent en filigrane et l’humour les transcende pour notre plus grand plaisir. Le sixième chapitre de cette saga centrafricaine se lit comme un au-revoir et non comme une fin. L’écriture et les souvenirs ont fait oeuvre dans cet insolite printemps 2020. Deux mois de réclusion, trente ans de maturation, un rouleau de six chapitres dont la générosité a su créer, à chaque moment la surprise.

Merci Marie-Paule.

VI- PARTIR ENCORE

Si j’ai pu donner l’impression, qu’au cours de cette deuxième année, le lycée et mes amis occupaient moins de place  dans ma vie c’est parce que les tragi-comédies, qui se donnaient régulièrement dans notre maison où j’étais dorénavant plus présente que Raymond, occupaient une grande part de mon temps et de mon esprit mais sans les récits que je faisais tous les jours à mes enfants, sans le soutien de nos amis et sans le bonheur que j’éprouvais chaque matin à retrouver des enfants et des adolescents semblables à tous les enfants et les adolescents du monde je crois que, malgré la beauté du paysage, j’aurais sombré.

Je n’avais que deux classes de terminale et pour compléter mon emploi du temps de philosophie, on m’avait demandé d’assurer l’enseignement du français dans une classe de sixième. Je n’avais jamais adoré la grammaire et trouvais ennuyeux pour les élèves et pour moi de leur demander d’écrire sur un cahier des leçons de grammaire bien peu différentes de celles qu’ils pouvaient lire et apprendre dans leur manuel aussi faisions nous, sagement et sur papier, en classe ou à la maison,  tous les exercices du manuel, toutes les dictées possibles et imaginables mais nous consacrions surtout notre temps à lire à haute voix, en lecture suivie disait-on, les Folio junior que Raymond commandait en France pour la bibliothèque du lycée et surtout à interpréter de toutes les manières possibles et imaginables nos lectures. Ils levaient le doigt, ceux du premier rang me le mettait littéralement sous le nez, se battaient pour prendre la parole et les commentaires que, quelques années plus tard parvenus en terminale il faudrait leur arracher, là, venaient spontanément et dans un désordre que j’avais bien du mal à organiser. Leur gaieté, leur gentillesse, leur solidarité sans faille, me réchauffaient le cœur. J’avais compté, parmi mes vingt-cinq élèves cette année-là, dix-sept nationalités différentes, quasiment tous les pays d’Afrique étaient représentés mais aussi un Québécois, un Américain et des Français, la fille de l’ambassadeur du Cameroun était même née dans un avion d’UTA au-dessus du Maroc, entre le Cameroun et la France. Leur imagination était débordante et leurs  rédactions  m’amusaient beaucoup plus que les dissertations auxquelles j’étais habituée. Je me souviens, pour les faire écrire, leur avoir proposé comme point de départ des expressions toutes faites de la langue, ils adoraient cet exercice et je regrette d’avoir perdu dans un déménagement leurs interprétations époustouflantes des différentes manières dont il était possible de « tirer le diable par la queue » et les innombrables dessins de chevaliers à cheval et en armes que, sur sa table et en m’écoutant, le fils du général Kolingba dessinait. Pourquoi n’aurait-il pas rêvé de tournois ? Pourquoi aurais-je dû voir cela comme un phénomène d’acculturation ? Dans certaines églises romanes figurent bien en France des statues de saints noirs, qui sait si l’un de ses ancêtres centrafricains rejoignant l’Éthiopie chrétienne n’avait pas eu la possibilité de participer à quelque croisade ? Et pourquoi ne pas lui imaginer un autre ancêtre que Centrafricain ? Pourquoi le passé devrait-il se soumettre à nos oppositions étriquées et pourquoi devrions-nous interdire aux enfants d’y interpréter tous les rôles du répertoire humain ?

Depuis le vol de notre Pony nous avions pris un abonnement de taxi au mois. Aboubakar venait nous chercher pour aller au lycée, au marché, au supermarché, à la poste et parfois chez nos amis qui nous ramenaient ensuite. Nous lui disions la veille à quelle heure venir nous chercher et il venait toujours à l’heure dite nous chercher. Son taxi, une vieille américaine me dit Raymond, complètement dépourvue d’amortisseurs et aux sièges défoncés, cliquetait effroyablement et semblait devoir rendre l’âme au premier carrefour, pourtant, elle fit courageusement tous les trajets sans jamais nous laisser en rade mais, à l’intérieur, nous étions assis aussi inconfortablement que dans la pirogue d’Alphonse et nos yeux à la hauteur du bas des vitres nous laissaient voir le monde quasiment sans être vus.

Le week-end, pour nous dégourdir les jambes, nous montions jusqu’au sommet de la colline derrière la maison, d’en haut nous avions un point de vue magnifique sur une sorte de large baie formée par un méandre du fleuve et sur le Sofitel et son petit cap, les arbres étaient immenses mais nous ne savions reconnaître à cause de ses racines, parfois de notre taille, que le kapokier aussi nommé fromager, le plus majestueux d’entre eux, du sommet duquel, un jour, des chauve-souris pourtant la tête en bas, nous pissèrent sur la tête en un jet si puissant que nous crûmes à une averse malgré le ciel bleu. Ces grosses chauve-souris, des roussettes je crois, qu’on voyait boucanées au marché en piles impressionnantes, avaient une tête de chien. Tante Ruth les adorait et son fils venait régulièrement les tirer à cet endroit pour en remplir son congélateur. Sur un tronc, et quasiment de la même couleur, nous réussîmes un jour à distinguer  le plus grand des papillons de nuit que nous ayons jamais vu, il était totalement immobile et formait une sorte de plaque de quinze centimètres sur quinze déclinant toutes les nuances du beige le plus pâle au marron le plus foncé, nous ne connaissions pas son nom parce que ces papillons de nuit étaient trop inquiétants pour que nous demandions à Apollinaire de partager avec nous son savoir dans ce domaine. Un matin, en ouvrant les nacos verts, en bois, qui servaient à la fois de volets et de fenêtres aux salles de classe du lycée, je vis que de gros papillons de nuit entièrement noirs avaient recouverts tous les murs de la salle, je les chassais avant de mettre en marche les grands brasseurs d’air et de faire entrer les enfants mais c’était un spectacle si funèbre, que, si je croyais aux signes, je dirais que les dieux m’avaient prévenue ainsi de la catastrophe qui allait bientôt s’abattre sur nous. En bêchant son petit champ, Vincent avait déterré des dents d’éléphant qu’il nous avait montrées nous laissant imaginer le charnier qui, une ou deux décennies auparavant, sûrement avant la construction de notre maison,  se trouvait là, juste de l’autre côté de notre chemin. Le mari de Ruth et ses amis ramenaient en camion de leurs chasses, pour prélever leurs défenses, les têtes des éléphants qu’ils avaient tués en laissant leurs grands corps pourrir sur place dans la brousse. Je ne peux, encore aujourd’hui, regarder la mangue en ivoire sur nos étagères sans penser à cela. Mais, à ce moment-là, c’est à Sade que je pensai, j’avais lu et relu toute son œuvre à Saint Malo avant notre départ et en regardant, à cet endroit, et sur ce cimetière, les arbres, les hautes herbes aussi bien que le manioc et les tomates de Vincent, je ne pouvais m’empêcher de devenir Juliette écoutant la nature s’adresser aux hommes par la bouche du pape : « Je t’ai lancé comme j’ai lancé le bœuf, l’âne, le chou, la puce et l’artichaut… une fois hors de mon sein, tout ce que tu peux faire ne me touche plus : si tu te conserves et que tu te multiplies, tu feras bien par rapport à toi si tu te détruis, ou que tu détruises les autres… tu feras une chose qui me plaira infiniment ; car j’userai à mon tour du plus doux effet de ma puissance, celui de créer… le ver qui naît de la pourriture n’est pas d’un prix moindre à mes yeux que le plus puissant monarque de la terre. » 

N’est-ce pas cette même nature qui, à Wuhan aujourd’hui, mais ça aurait pu être hier à Bangui, a créé dans sa folle générosité un tout petit virus ne respectant ni les frontières entre les espèces, ni les frontières entre les hommes et capable de réduire à néant les plus puissants d’entre les puissants alors qu’il batifole dans les poils ou l’urine de la chauve-souris, les écailles du serpent ou du pangolin sans produire chez eux le moindre désagrément ? Nous étions allés une fois au Km 8 où les Banguissois achetaient leur gibier. Au marché central il était boucané mais là se débitaient du boa, du crocodile, des petites antilopes qui venaient d’être tués et des hommes et des femmes se bousculaient devant de petites boutiques qui vendaient des assiettes de toutes les viandes possibles et imaginables, et même inimaginables pour nous d’ailleurs, en ragoût.

Le Portugais, propriétaire du supermarché, avait acheté toute une partie du terrain et de la forêt derrière chez nous et y avait déjà déposé un certain nombre de matériaux qu’il comptait utiliser pour construire là sa villa et payait un gardien pour qu’aucun vol n’ait lieu. De septembre à juillet, au moment de notre départ, rien ne se fit et personne ne dérangea Vincent dans ses cultures. Tous les soirs, Alphonse et ce gardien, dont j’ai oublié le nom, allumaient un petit feu près du chemin pour se faire à manger, se tenir compagnie, signaler leur présence et éloigner ainsi les voleurs et les moustiques. En revenant de nos promenades nous discutions avec eux et très vite Raymond fit la cuisine pour eux et nous et leur porta chaque soir leur assiette. Ce gardien était le dernier locuteur d’une langue qui allait disparaître avec lui et avait travaillé avec un groupe d’ethnolinguistes de l’université qui tentèrent un moment d’en garder la trace et la mémoire avant d’interrompre leurs travaux et de repartir en France, leurs crédits de recherche épuisés. Il avait été ensuite instituteur, mais lassé de rester sans salaire des mois et des mois, avait préféré démissionner pour prendre ce travail de gardien qui, bien sûr, pouvait s’avérer dangereux et le fut, pour lui comme pour Alphonse, auquel il prêta main forte lors de l’attaque de la maison, mais était payé régulièrement et lui permettait de nourrir sa famille.

Quand une crise imprévue survient vous cherchez et trouvez toujours les signes qui auraient dû vous alerter mais après coup, c’est toujours après coup que vous prenez conscience de tout ce à quoi vous avez été aveugle et sourd, de tout ce que vous auriez dû, que vous auriez pu faire et que vous n’avez pas fait.

Quand un de nos proches entra dans la phase aiguë d’un problème de santé majeur impossible à traiter en Centrafrique, nous improvisâmes rapidement une réponse, la seule possible : le départ et demandâmes, ce que nous n’avions jamais fait, de l’aide à toutes les autorités administratives dont nous dépendions. Le conseiller culturel ou le directeur de la mission sur place, je ne me souviens plus de son titre exact, un agrégé de français plein de morgue, qui avait exigé de la proviseure du lycée l’organisation d’une exposition le 20 mars, pour la journée de la francophonie, ne pardonnait pas à Raymond sur qui cela était retombé, d’avoir, à cette occasion, rendu hommage à toute la poésie africaine en affichant sur les murs de la salle de documentation des poèmes de Senghor, bien sûr, le seul dont lui, parlait dans son discours d’inauguration, mais aussi et entre autres du Burkinabé, Frédéric Pacéré Titinga, des Congolais Obenga et Tati-Lioutard dont les poèmes superbes rendaient ridicules tout discours, comme le sien, un tantinet condescendant, mais surtout il nous fit payer à ce moment-là le fait que Raymond ait choisi d’intituler l’exposition : « la francophonie des brouettes » en citant un vers d’Obenga qui, si je ne me trompe, était, à ce moment-là, ministre de la culture au Congo et peu apprécié du pouvoir politique en France. Il s’opposa à mon départ et à la rupture de mon contrat puisqu’il n’y avait que moi qui étais sous contrat. Au moment où j’écris cela je n’en suis plus si sûre, nous étions tellement à cran que cela je pense nous amenait à interpréter de manière négative des remarques qu’en d’autres circonstances nous aurions peut-être trouvées anodines. Nous écrivîmes partout, au syndicat, à l’inspection générale de philosophie, au ministère de la Coopération, au ministère de l’Éducation nationale, pour demander deux postes de philo dans n’importe quel lycée de n’importe quel département français et sans que nous sachions très bien qui avait agi, nous reçûmes du ministère une proposition de poste double en lycée technique, au lycée Lislet Geoffroy de Saint Denis de la Réunion, que nous acceptâmes tout de suite. Le mouvement était fini depuis bien longtemps et c’était le seul poste double de philosophie pour lequel, par une chance incroyable, il n’y avait eu aucun postulant. Nous éprouvâmes ce jour-là un soulagement indescriptible.

L’année scolaire se terminait, tous nos amis nous offrirent leur soutien et des cadeaux : des cendriers et toutes sortes d’animaux taillés dans la verte et lourde malachite, un plateau que j’ai en ce moment sous les yeux qui, sous une plaque de verre, présente la plus étonnante et la plus multicolore  des compositions en ailes de papillons dans la création desquelles excellent les artistes centrafricains : une sorte de kaléidoscope ressemblant à un tableau de Sonia Delaunay. Mes élèves de terminale m’avaient fait faire une grande robe africaine dans un coton vert clair couvert de longues tiges de blé d’un vert-marron plus foncé se terminant par des épis bien mûrs jaune d’or avec des médaillons portant la date de la journée de commémoration de la lutte contre la faim dans le monde. Alphonse qui m’avait vu la porter le soir, chez moi, la trouvait, tout comme moi, superbe et m’avait demandé si je pouvais, pour lui, en faire faire une identique à sa femme et je le lui avais promis. Le temps passe vite même quand on s’inquiète tant qu’il paraît interminable, il nous fallut à toute allure, résoudre tous les problèmes posés par un départ précipité et obtenir tous les quitus qui nous étaient nécessaires. Au moment du départ, je n’avais toujours pas fait reproduire ma robe rue Boganda par un petit tailleur et j’offris donc la mienne, celle que la fille de Kolingba m’avait remise au nom de la classe, à Alphonse si heureux de pouvoir ainsi montrer à sa femme l’attachement qu’il avait pour elle que jamais je ne regrettai ce geste improvisé au dernier moment. 

Nous partageâmes entre les trois tout ce que nous avions dans la maison plus un petit pécule en rajoutant pour Alphonse l’annulation de sa dette mais nous étions très tristes de les quitter ainsi car, de manière évidente, aussi bien André que Vincent ou Alphonse avaient vu en nous la possibilité pendant cinq ans de vivre une vie un peu meilleure et n’avaient à aucun moment prévu de retrouver au bout d’un an la vie précaire qui avait été la leur auparavant. Ils ne nous firent aucun reproche.

Quelques informations complémentaires

Ruth Rolland élue députée en 1992 fut la première femme africaine à se présenter à une élection présidentielle en 1993, malade dès 1994, elle mourut dans un hôpital parisien en 1995 à cinquante-huit ans.

En 1996 une mutinerie de soldats centrafricains réclamant leur solde se transforme en révolte populaire antifrançaise, le centre culturel et sa bibliothèque sont réduits en cendres. Les légionnaires français interviennent dans les rues de Bangui et un pont aérien avec la France est établi pour évacuer les femmes et les enfants des Français sur place.

La cathédrale de Bangui et la mission ont été le lieu dans les années 2013 et suivantes de massacres perpétrés par les milices musulmanes composées en majorité semble-t-il de mercenaires et de braconniers tchadiens et soudanais pillant les ressources naturelles or, diamants, bois précieux, tuant le responsable de la réserve où s’étaient rendus les enfants et décimant la faune sauvage du nord du pays, puis c’est le Km 5 où des civils musulmans sont massacrés par les antibalakas milices villageoises animistes et chrétiennes qui pratiquent une sorte de génocide ethnique, des centaines de milliers de déplacés se réfugient dans la brousse. L’ONU et la France interviennent, il semble qu’aujourd’hui après avoir été « encadrée » à tour de rôle et en fonction des changements de président par la France, le Tchad, la Libye, des mercenaires français, la garde présidentielle soit « encadrée » par des formateurs russes mais l’Alliance française remplaçant en 1997 le défunt centre culturel français a ouvert l’année dernière, en février 2019, une salle culturelle polyvalente de cinq-cent places assises. Peut-être la superbe collection de tous les volumes de feu l’édition « Présence africaine » que possédait le centre culturel où nous avions découvert avec délices tous les grands poètes africains a-t-elle été reconstituée ? Peut-être est-elle à nouveau remplie de lycéens et d’étudiants studieux ? On peut toujours rêver mais pas trop : je viens de contrôler, la République centrafricaine est toujours, aujourd’hui comme au moment où nous y étions, le pays du monde dans lequel l’espérance de vie est la plus courte et, bien qu’ayant un peu augmenté, n’excède toujours pas cinquante ans. Qu’en sera-t-il après le passage de l’épidémie et la crise mondiale qui suivra ?

Nous avons appris, je crois, par Manann et Julie la mort du tout jeune Apollinaire peu de temps après notre départ, que sont devenus Pompidou, de Gaulle et leurs papillons ? Que sont devenus au Km 5, s’ils étaient encore vivants, Grégoire et Aboubakar ? Je n’en sais rien.

Des Dallo, de mes élèves je n’ai jamais eu aucune nouvelle non plus que d’Alphonse, André et Vincent.

Marie-Hélène est morte d’un cancer du poumon un an après notre départ et le petit Karim est parti vivre chez sa tante.

Martine, Cheikh Omar et Yves Dian étaient aux dernières nouvelles dans la région de Lyon où Cheikh Omar écrivait toujours des livres et des articles dans Jeune Afrique.

Manann et Julie vivent dans la région parisienne. Les parents de Manann sont heureusement morts de mort naturelle dans leur montagne kurde avant le début des affrontements, un de ses frères a été tué dans un bombardement à Alep et tous ses autres frères ont réussi à émigrer en France depuis.

Sev, Hêv, Cîhan et Océane vivent aux quatre coins de la terre et nous, nous habitons toujours dans cette île de la Réunion où nous arrivions par le plus grand des hasards il y a trente ans.

Marie Paule Farina (avril 2020)

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